jeudi 14 mars 2013

Un jeune homme de ­93 : Pierre Soulages



Pierre Soulages : «Je refuse d'être un mausolée»





Pierre Soulages devant l'un de ses diptyques, dans son appartement, à Paris.
Pierre Soulages devant l'un de ses diptyques, dans son appartement, à Paris. Crédits photo : FRANCOIS BOUCHON






INTERVIEW - À 93 ans, le grand peintre de l'abstraction se confie son travail et le sens de l'art aujourd'hui.


Né le 24 décembre 1919 à Rodez, dans l'Aveyron, Pierre Soulages est encore un jeune homme de ­93 ans. Forte de son succès, son exposition au Musée des beaux-arts de Lyon, voulue par la directrice de l'établissement, Sylvie Ramond, est partie pour la Villa Médicis, à Rome. Et son Musée Soulages, à Rodez, ouvrira dans un an.

 - Êtes-vous heureux qu'un musée porte votre nom?

Pierre SOULAGES. - Il porte mon nom à une condition très particulière: qu'il y ait 500 mètres carrés ouverts à une exposition temporaire d'autres artistes. Je n'ai jamais voulu de Musée Soulages. Je l'ai refusé au maire de Montpellier,Georges Frêche. Je ne voulais pas d'un musée personnel.

Un enterrement de première classe, pour un artiste?

Oui, exactement. Je refuse le mausolée Soulages. Un musée d'artiste dure trois ans. La première année, tout le monde y va. La deuxième aussi. Puis plus personne. Je n'ai pas envie de vivre ça. Frêche ne le comprenait pas. Il m'a emmené voir un terrain vague où il imaginait déjà un Guggenheim de Bilbao. Il me disait: «Vous serez l'alpha!» Je lui ai dit que je préférais être l'oméga d'une collection existante.» (Rires) «Le Musée Fabre de Montpellier?» m'a-t-il demandé. «Pourquoi pas!» ai-je répondu. Le Musée Fabre était plein? Il l'a agrandi d'une aile. En quelques années, c'était fait. Je ne voulais pas être le seul représentant du XXe siècle à côté de Courbet. Cela s'est soldé par une donation et un prêt lorsque les salles m'ont été attribuées de façon définitive. Montpellier a acheté deux grandes toiles, sans barguigner, au prix du marché. Il a été reproché au maire, par le Front national, de gaspiller l'argent des contribuables pour des mètres carrés de goudron! (Rires) C'est mon titre de gloire.

Pourquoi ce retour à Rodez, alors?

À cause des vitraux de Conques. Lorsque l'État s'est aperçu qu'un artiste contemporain allait intervenir dans un bâtiment du XIIe siècle placé sous sa responsabilité, j'ai été invité à expliquer mes intentions à la préfecture. Ils tremblaient un peu de ce que j'allais faire. Le maire de Rodez était présent. Une fois les vitraux réalisés, le succès touristique était là, pierre angulaire de la pensée des maires, retournant soudain les hôteliers, si farouchement contre mon projet. (Rires) Le maire de Rodez est alors venu me demander les cartons des vitraux pour un «Espace Soulages à Rodez». Tout est venu de là! Ces cartons, grandeur nature, en bois mélaminé, dormaient dans un coin de mon atelier.

Pour vous, ce ne sont pas des œuvres?

Non, juste des recherches. Pour figurer le double rail du plomb dans lequel on fait entrer le verre, je voulais du concret. J'ai utilisé du chatterton noir, au grand dam du verrier, offusqué. J'avais refusé de faire esquisses et maquettes. Je cherchais une lumière nouvelle, je ne voulais pas interpréter une peinture en verre. J'ai fait des essais avec des morceaux de verre que je mettais au jour, à différentes heures, au nord, au sud. Je cherchais une surface avec une modulation comme le fait l'albâtre, en évitant de former une résille de trop petits morceaux. Je voulais couper complètement la vue de l'espace extérieur. Que mes vitraux continuent les murs. Que les fenêtres n'apparaissent pas comme des trous. Que rien ne se devine derrière. Que le regard reste centré à l'intérieur sur la beauté de l'architecture et sur ce lieu de recueillement.

Êtes-vous croyant?

Non. Je l'ai été, enfant, de façon très ardente. Ma sœur, prof de philo, l'était. Mais j'ai eu des doutes à 12, 13 ans. Je me suis dit: «Qu'est-ce que c'est que cette idée de Dieu? C'est une idée tellement humaine, tellement propre à ce que nous sommes! Une invention trop anthropomorphique qui ressemble à papa, au chef, à celui qui fait tout. Ce n'est pas possible!» Je suis devenu agnostique. La seule chose dont je sois sûr, c'est que je ne sais pas. La foi ne m'a jamais effleuré ni tenté depuis. Mais je reste de culture chrétienne et j'admire beaucoup Jean de la Croix, le mystique. Tous les athées que je rencontre partagent, d'ailleurs, cette culture chrétienne.

Aviez-vous des critères rédhibitoires concernant votre Musée Soulages?

Je n'avais pas d'idée très précise là-dessus. Un concours a été lancé. J'ai fait partie du jury, ainsi que mon épouse, Colette, qui sait mieux dire non que moi. Il y avait seize membres, dont six architectes, six élus, le maire et le représentant de la région. Nos voix ne représentaient donc que deux seizièmes. Le projet qui l'a emporté me plaît. Même si les projets de Jean Nouvel, de Christian de Portzamparc, de Kengo Kuma étaient vraiment intéressants. Je dois dire que les architectes sont entre eux d'une sauvagerie que l'on n'imagine pas! Les Français ont tous été virés. (Rires) J'ai approuvé le choix final des Catalans RCR. Dire que c'était la seule chose possible, je ne crois pas.

En 2009-2010, vous alliez chaque jour voir l'accrochage de votre rétrospective au Centre Pompidou. Interviendrez-vous dans la muséographie du Musée Soulages?

Oui, bien sûr, même si je n'ai rien exigé. J'aime être du montage de mes expositions, travailler avec les commissaires. Au Centre Pompidou, j'ai retrouvé Alfred Pacquement et Pierre Encrevé, qui me connaissent et me comprennent bien. Un artiste a une autre façon de voir l'art, surtout après soixante ans de peinture. En 1979, déjà, lors de ma première exposition au Centre Pompidou, j'ai eu l'idée d'accrocher mes toiles dos à dos depuis le plafond pour qu'elles flottent dans l'espace, comme au Museum of Fine Arts de Houston. James J. Sweeney(conservateur du Museum of Modern Art, le MoMA, de 1935 à 1946 et directeur du Solomon R. Guggenheim Museum de 1952 à 1960, NDLR) a eu l'idée que le dos des grands tableaux serve de cimaises aux petits. Il me disait: «On va leur faire faire “piggyback”!» comme les enfants que l'on porte sur les épaules. L'accrochage sur câbles a l'avantage d'évacuer l'architecture où l'on expose. On crée un autre espace, propre à l'exposition, un château mental dont la mémoire du spectateur se souviendra. La peinture est une simultanéité. Un accrochage crée une linéarité, un sens, comme le fait la BD ou le cinéma. Mais lorsque l'on place des toiles dans l'espace, l'œil peut les confronter, juste en circulant. On se construit son propre sens.

C'est exactement le parti pris de la galerie du Temps, au Louvre-Lens, espace ouvert sur 140 mètres de long…

Je n'ai pas encore vu le Louvre-Lens, mais j'aime cette idée qui laisse le spectateur libre de ce qu'il pense. L'artiste propose. Dans toute ma peinture, je n'ai pas voulu transmettre, j'ai voulu communiquer. Quand je tombe en arrêt devant une sculpture mésopotamienne en basalte noir au Louvre, quand je sens qu'elle me touche, qu'elle va loin en moi, je m'interroge. L'homme qui l'a faite ne me ressemblait pas, vivait dans une société qui n'a rien à voir avec la nôtre. Et pourtant sa sculpture est capable de recevoir ce que j'y investis… puisque je l'aime. L'art a à voir avec tous. Chacun doit rester libre, et l'est d'ailleurs. C'est cette idée qui nous a fait nous rencontrer, Colette et moi, tout jeunes. Le monde de l'art se focalisait alors opiniâtrement sur cinq siècles de peinture, oubliait la préhistoire, l'art roman de Tavant et Saint-Savin-sur-Gartempe qu'aucun écrit ne louangeait aux XVIe et XVIIe siècles. Encore aujourd'hui, malgré les postures indignées, l'intérêt réel reste faible et peu argumenté.

Étiez-vous différent des autres?

Moi, je me suis intéressé aux origines de la peinture et je suis passé à l'acte à 18 ans. J'ai pris mes cordes et suivi un archéologue sur des fouilles d'avens, ces gouffres naturels creusés par les eaux d'infiltration dans le calcaire, si caractéristiques des causses et vallées de l'Aveyron. L'homme est le seul être vivant qui peigne. Les oiseaux chantent, les musiciens s'inspirent de leurs chants, et pas seulement Olivier Messiaen. Les animaux manifestent leur joie par des gestes, par des danses même. Altamira, à Santillana del Mar, près de Santander (Cantabrie), c'est 180 siècles. Avec Chauvet, on arrive désormais à 360 siècles. Quand bien même on remonterait aux archaïques grecs, c'est 26 siècles seulement… Comment se contenter de notre si courte histoire? On redevient un atome dans l'univers. Pascal l'a déjà dit, vous savez.

Comment voyez-vous l'avenir?

Je suis curieux de ce qui va naître à Rodez, en mai 2014. Le Musée Soulages possède beaucoup de mes œuvres anciennes, de 1979, à partir du virage vers le «noir lumière», comme l'a appelé Suzanne Pagé pour mon exposition au Musée d'art moderne de la Ville de Paris, en 1996. C'est une grande directrice de musée, une femme d'esprit que j'aime et que j'admire, que j'ai eu la joie de décorer de la Légion d'honneur ici même, chez moi, parce qu'elle craint les cérémonies publiques. J'ai abandonné sa définition de «noir lumière» et inventé celle d'«outre-noir» pour échapper à l'effet optique et faire référence au champ mental de chacun.

Avez-vous été dur avec vous-même?

Oui. Je récupère le châssis et je brûle la toile ratée dans un coin du jardin. Pas par souci du marché et de mauvaises toiles en circulation, je ne pense pas comme ça. Mais cela me regarde, moi. Après ces feux, cela va beaucoup mieux. Je l'ai toujours fait. Cela plaisait beaucoup aux photographes et aux cinéastes. (Rires)

Repères
1919: Naissance à Rodez, Aveyron.
1931: Son instituteur l'emmène, avec sa classe, visiter l'abbatiale Sainte-Foy de Conques.
1940-1941: Découverte de Lascaux en Dordogne ; Soulages est mobilisé, puis s'installe en zone libre à Montpellier, y fréquente le Musée Fabre.
1942: Réfractaire au STO, il se cache chez des vignerons.
1946: Ses toiles au brou de noix sont refusées au Salon d'automne.
1948: Participe à l'exposition «Französische Abstrakte Malerei» dans les musées allemands avec les maîtres de l'art abstrait, Kupka, Domela, Herbin.
1953: Expose au Guggenheim de New York avec les Younger European Artists.
1979: Exposition au Centre Pompidou.
1987-1994: Réalise les 104 vitraux de Conques.
1994-1998: Catalogue raisonné en trois tomes par Pierre Encrevé.
2009: Rétrospective à Beaubourg.
2012-2013: «Soulages, XXIe siècle» au Musée des beaux-arts de Lyon.
2014: Inauguration en mai du Musée Soulages à Rodez.















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