mardi 20 mars 2012

L'Ultime sourrire de l'Antillese.

Par Patrick Chamoise
Extrait

La Tragédie mène jusqu'à l'exaspération une situation de ténèbres,
dont le dénouement ouvre sur un équilibre et une clarté.
La Tragédie est joie totale. Une musique de l'obscur.
Édouard Glissant, L'Intention poétique

Je me suis toujours efforcé d'aller dans l'âme des choses...
... pas de monstres et pas de héros !
Gustave Flaubert


[...]
C'était un plaisir de la voir, si belle et si austère, si rêveuse et si concentrée, si absente et si présente, tout à sa tâche, ou plus exactement, monsieur Holmes, à sa création, car avec elle le moindre col était une création de ses yeux clairvoyants et des petites touches de ses doigts, lesquels en certains passages délicats assuraient le relais de la machine à coudre. Elle sublimait les tissus, les matières, les couleurs, les amenait à se dissoudre, les forçait à se marier dans de brusques jonctions de leurs textures moelleuses, les précipitait dans une aura diffuse qui lui déformait les doigts, faisait briller son dé, dissipait son aiguille dans un poinçon de feu. Ainsi, à mesure que quelque chose émergeait de l'informe de toutes ces toiles et fanfreluches, elle se mettait à sourire, disaient-on, de ce sourire tout plein de profondeurs et de lumières que l'on allait retrouver sur son visage, dans le grand canapé de l'hôtel Le Faubourg.

Le Sherlock Holmes fut infiniment sensible à cette question du sourire. Il mit le mot en titre de son article, car il l'avait vu immobilisé à jamais sur le beau visage, dans la caisse de la morgue, comme si man Artémise était parvenue à un degré de contentement extrême, si bien qu'il voulait absolument savoir ce que pouvait être ce sourire juste avant la pétrification irrémédiable, et surtout quel genre de création pouvait bien l'avoir suscité.








Il reconstitua donc autant que possible les mille détails de sa journée, une de celles qui constituaient son ordinaire depuis qu'elle avait quitté cet atelier Lanvin, et que l'atelier lui-même avait disparu de la rue Boissy d'Anglas, ce qui n'avait nullement suspendu la nécessité pour elle d'y aller tous les jours, de descendre la rue de Rivoli, d'arpenter la rue Saint-Honoré, d'explorer de ses petits pas la place de la Madeleine, sans doute de déguster des thés d'Ali Baba, des chocolats de légende, des fondants de grande miséricorde, de se repaître des éclats de bijoux au fond de leurs écrins sévères, d'admirer ces vitrines où de vieilles traditions de couture s'en allaient aux audaces et aux impertinences.

Il découvrit qu'elle passait dans le quartier tous les jours, et aussi par le hall de l'Hôtel le Crillon, sans que le chasseur, qui au fil des ans avait fini par la repérer, fût à même de préciser ce qu'elle y faisait exactement, ce que ne parvint pas non plus à déterminer Sherlock Holmes qui, planté dans la splendeur du hall, s'évertua à contempler les mystères qui se tenaient derrière chaque scintillement. Il se contenta d'imaginer le fameux sourire dans cet endroit, et de sourire aussi. De sourire exactement comme elle, lui fit percevoir quelque chose qui demeura obscur et qui en même temps s'imposa à toute sa perception telle une présence très nette.







Cette sensation le poussa à sortir du Crillon, à remonter la rue Boissy d'Anglas jusqu'à cet hôtel qui avait recueilli son ultime plénitude, elle, si bien vêtue, si bien coiffée, avec ouvert sur les genoux le Herald Tribune du jour qui lui servait de passe entre les chasseurs, voituriers et concierges du majestueux palace. Le simple fait d'arborer ce journal lui permettait d'atteindre sans la moindre inquiétude le hall-salon, parmi les lustres des fameux frères Delisle, sous celui qui surplombait le grand canapé principal où on allait finalement remarquer son immobilité, s'en émouvoir, et constater sa mort.

C'est peut-être là, dessous le lustre central, que l'hallucination se précisa chez notre Sherlock Holmes. Qu'il éprouva une fois encore le sourire ultime de la vieille Antillaise. Qu'il se mit à voir ce qu'elle avait dû voir en cet instant de son tout dernier jour, de cette dernière des années de sa vie. D'abord, le scintillement épars des couleurs tendres que travaillaient les dosages de lumières. Les hasards, les chances et la bonté du vert. Les chaleurs et les divinités du jaune. L'amour et le mouvement du rouge. Les immortalités du bleu et les feux de l'orange. Les mélancolies et les espoirs des gris. Et dans les délicatesses ultimes du noir, les ors, les dorures et les bronzes, les éclats d'améthyste où d'impossibles futurs se mélangeaient à des siècles passés.








Puis, le Sherlock Holmes perçut ce mouvement inattendu qui se mit à tricoter ensemble toutes ces sensations, exactement comme les doigts de man Artémise l'avaient fait des belles toiles de Lanvin. Puis, dans tout cela, il crut connaître le brasillement de la mer dans la rade de la ville de Saint-Pierre où la vieille couturière était née, sous la chaleur sans une miséricorde des ruelles à pipi, parmi les eaux chantantes de trois mille caniveaux. Puis, la silhouette de sa mère, Symphonise D'Artagnan, penchée de toute éternité sur sa machine à coudre d'où elle sortait les cache-misère de sa trâlée d'enfants. Une image qui s'inscrivit dans une oblongue éternité avant de se dissoudre dans une autre forme qui était celle de man Artémise elle-même, quand très jeune elle s'était mise à remplacer sa manman, ou plus exactement à la suppléer, entrant dans un concert sans fin avec la vieille Singer, et surtout avec tous ces haillons qu'il fallait sublimer pour échapper aux macaqueries de la misère et aux grimaces de la déveine ; mais la misère cernait si totalement la ville, et sillonnait si profondément ce raide pays de cannes à sucre, que man Symphonise D'Artagnan préféra expédier sa fille avec de grandes gens qui partaient à Paris, la ville des lumières, et qui avaient besoin d'une jeune fille à tout faire.

Ces visions du voyage furent attestées par cinq ou six photos d'elle, piquetées, champignonnées, où on la voyait dans l'étrangeté de sa jeunesse sur le quai du paquebot de l'exil sans retour, ou dans les brumes du Havre, puis au pied de la tour de ce monsieur Eiffel, jusqu'au bord de ce grand trou d'années sans photos, sans lettres, sans témoignages, qui laissa au secret l'essentiel de ses âges en belle maturité.

Le Sherlock Holmes demeura assis dans le grand sofa de l'hôtel durant une journée entière, à vivre ce mélange de scintillements et de visions, sans trop savoir si cela relevait d'un délire de sa seule imagination ou de la reconstitution quasi magique de ce qu'avait revu man Artémise en ses derniers instants. Quand il put s'en extraire, il rôda dans les étages et les couloirs, parmi les gens de service, femmes de chambre, gouvernantes, qui elles aussi provenaient de partout mais aussi des Antilles, et qui toutes reconnaissaient man Artémise sur la photo, sans pouvoir préciser s'il s'agissait d'une cliente fortunée ou d'une ombre de passage, ou d'une de ces milliers d'employées des sociétés à fournitures diverses qui fournissaient aux besoins de l'hôtel. Elles avaient toutes eu de bons contacts avec elle, évoquant sa vie, son amour de la couture, ses connaissances sans limites de la machine à coudre, sa science des tissus et de leurs qualités, et il apprit qu'elle leur avait rendu à toutes plein de services en matière de sauvetage ou d'amélioration des vêtements des enfants.

Il soupçonna qu'elle avait peut-être même réussi à visiter les chambres, ces écrins de tissus précieux, de marbres polis, et d'ors, et de vieilles mosaïques des gris et noirs les plus profonds. Sans doute qu'elle avait dû essayer la féerie des couettes nuageuses dans les grands lits de duvets et de mousses. Quoi qu'il en soit, elle semblait avoir toujours été là, en tous temps, toutes saisons, sans que cela cause une gêne à quiconque.

Le Sherlock Holmes médita sur tout cela pour y trouver le sens ultime de cette vie et de cette vieillesse insolites, d'autant que le contenu de son sac, le rangement du petit appartement, laissaient à penser que man Artémise était partie ce matin-là d'une sorte définitive, scellant tout ce qu'elle laissait derrière elle dans une fatalité diffuse. Dès son départ, lit, meubles, photos, bibelots et souvenirs avaient entamé un pâlissement de leurs couleurs, ce qui donnait l'impression qu'elle leur avait retiré à jamais toute la vie qu'elle avait pu y mettre. Elle avait véritablement entamé son dernier jour avec une haute précision, comme si le trajet qu'elle avait effectué ce jour-là, maintes fois répété au fil de maintes années, était l'aboutissement d'une longue répétition, le spectacle final autour de l'ultime sensation et du sourire ultime.





Photos, Francisco Rivero









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