vendredi 30 mars 2012

Les paroles de la Foire

Paroles prononcées par Ambrosio Fornet lors de la cérémonie inaugurale de la 21e Foire Internationale du Livre de La Havane. Forteresse de San Carlos de la Cabaña, 9 février 2012.





Permettez-moi de commencer avec une anecdote, mais non sans avoir avant remercier la générosité de tant d´amis – en commençant par les organisateurs de la Foire – pour avoir le privilège d’être ici pour partager avec ma chère amie Zoila Lapique et avec vous la joie du moment.

Quand j´ai publié mon premier livre, il y a plus de 50 ans, j’ai envoyé un exemplaire à deux professeurs dont je conservais un bon souvenir, et le commentaire de l´un d´eux, en accusant réception, m´a surpris : « Félicitations. Vous avez offert votre contribution à la société ». Cela ne m’a pas été facile de déchiffrer ces mots mystérieux. Jusqu´alors j’avais utilisé l´écriture comme une cuirasse, et l´idée qu´un de mes livre puisse « contribuer » en une certaine mesure à améliorer ou à changer quelque chose – sauf l´opinion qu´avaient sur moi les personnes qui le recevraient comme un cadeau – s´avérait complètement étrange. Mais quand les petits groupes de lecteurs potentiels ont commencé à croître jusqu´au point qu’ils semblent comprendre tout un peuple, je me suis rendu compte que la littérature pouvait avoir une fonction sociale et, avec elle, l´office d´écrivain acquérait une nouvelle dignité.

Cette festivité du livre et de la lecture, qui fête déjà son 21e anniversaire, le démontre largement. Et elle s’honore de la présence de ses invités spéciaux, des auteurs et des éditeurs de notre espace géographique et culturel le plus immédiat, les Antilles de Hostos, de Betances et des Henríquez Ureña – pour ne pas parler de Máximo Gómez, un de mes auteurs favoris – ; les Caraïbes de Cyril James, de Price-Mars et d´Alexis, de Cesaire et de Glissant, d´Eric Williams et de Juan Bosch, de tant d´autres narrateurs, poètes et essayistes… C’est un plaisir de vous donner la bienvenue sur cette Île entourée de livres de toute part, la terre de Martí, de Guillén, de Carpentier et de l´idée bénie de la culture comme « ajiaco ».

Nous sommes nouvellement entrés dans une époque de changements. Que ces changements se produisent dans une continuité ne signifie pas que nous ne devons pas nous préoccuper. Ce qui nous préoccupe est le legs. Est-il certain que les facteurs positifs prédominent sur les négatifs dans la société que nous léguons aux nouvelles générations ? Pour ceux qui pensent que oui, la tâche que nous affrontons – longue pour beaucoup de vous, brève pour nous, ceux qui arrivent à la fin du chemin – nous paraît très claire : trouver la façon de renforcer et de renouveler les conquêtes, de balayer patiemment la poussière accumulée. Pour cela nous comptons, en mesure modeste, avec l´éducation, l´instruction et la culture. On ne peut pas tracer un signe d´égalité entre elles, mais toutes ont une chose en commun : elles sont des expressions du talent, de la persévérance et de la conduite individuelle et sociale qui favorisent les relations humaines. De sorte qu´il ne nous suffise pas de savoir qu´on publie des livres, qu’on inaugure des expositions, qu’on étrenne des œuvres de théâtre et de ballet, qu’on divulgue les expressions les plus authentiques que notre folklore urbain et rurale ; nous avons aussi besoin de savoir combien ont reculé le machisme et l’homophobie, comment nous allons affronter le désaccord, les indisciplines sociales, les préjugés raciaux, la corruption administrative, le lest visqueux que nous a laissé la crise des années 90. Si nous – les écrivains, les artistes, les travailleurs du milieu – nous mettons tant d’engagement dans la projection sociale de nos activités c’est parce que nous croyons qu´ils accomplissent aussi une fonction civique, ceux qui lisent un bon livre, écoutent de la bonne musique ou assistent à la première d´une oeuvre théâtrale sont moins enclins à violer certaines normes de conduite ou à abuser de la patience des autres. Autrement dit, nous croyons qu´il existe une relation entre le comportement individuel et social, entre les nécessités spirituelles et les normes de coexistence. Mais comme nous ne savons pas quelle portée a ce lien, nous assumons comme tâche irrévocable celle de continuer à créer les bases qui favorisent la prédominance du meilleur sur le pire, de sorte que notre société arrive à être celle où, en l’exprimant avec la formule classique, le libre développement de chacun soit la condition pour le libre développement de tous, où nous pouvons continuer à forger en commun cette nation pour le bien de tous, ce qui est notre aspiration la plus légitime.

Et là nous nous heurtons avec l’inéluctable réalité que les conditions qui favorisent le développement culturel ont aussi un fondement économique. Nous savons déjà, par expérience propre, que l´appui étatique sans restriction à l´instruction et à la culture a produit – depuis les temps déjà éloignés de la Campagne d´Alphabétisation et de la création de l’Imprimerie Nationale une expansion culturelle sans précédent dans notre histoire, mais jusqu´à où est-il possible de maintenir cet appui en temps de crise et de changements ? Il nous revient de trouver la réponse sans abjurer notre sens de la justice et sans oublier que même à la question la plus difficile on peut lui donner une réponse facile – dictée par l´ignorance ou la routine –, donc il ne convienne pas d´écarter sans plus la possibilité que quelqu’un, au fil du temps, ait l´idée d´appliquer, dans notre milieu, le principe de la rentabilité économique qui doit régir dans d´autres domaines. Cela conduirait à une question rhétorique – le simple fait de la poser démontrerait qu´on connaît à l´avance la réponse : À qui « sert » la culture littéraire et artistique ? Ou, plus concrètement, qu’elle est son « utilité » – c´est-à-dire, quel degré de « rentabilité » – peut-on attendre d´un concert de l’Orchestre Symphonique, d´un livre d´essais, d´un musée d´arts visuels ? En fin, nous sommes préoccupés par le fait que les rajustements socio-économiques, que les clins d’œil du marché et le cours inexorable du temps peuvent dissoudre ou réduire au minimum le processus d´affirmation de l´identité – ou, si vous préférez, de décolonisation culturelle – qui a caractérisé nos recherches dans le passé. Et nous sommes préoccupés que la crise des valeurs produite par l´échec du socialisme européen puisse aboutir, dans le cas de nos écrivains – surtout les critiques et les essayistes –, à la philosophie du tout bon ou du sauve ce que l’on peut, l’antithèse de la notion même de culture et, en particulier, de la culture que nous avons essayé de consolider au cours de ces années. Heureusement, nous nous appuyons sur une tradition créative – en incluant celle formée par la recherche et la critique – qui a démontré être infatigable dans sa recherche de l´authenticité.

Et, puisque nous parlons de tradition, permettez-moi de terminer en rappelant que cette année nous fêtons le bicentenaire de la naissance d´Antonio Bachiller y Morales, fondateur de la bibliographie cubaine. Je dédie ces paroles à sa mémoire et tous ceux qui, dans et hors Cuba – ont tracé ce portrait de famille encore inachevée, l´image réelle ou possible du cubain tel qu’il est insinué ou reflété dans les pages des livres.










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