mardi 26 juillet 2011

« Science, Conscience et Patience »

La présence de Fernando Ortiz

Autor: Miguel Barnet

Quand le 10 avril 1969 nous emportions le corps de Fernando Ortiz au Cimetière de Colón et quand le cercueil toucha le fond de la tombe avec un bruit sec qui me perfora les tympans, j’ai pensé que ce n´était pas possible qu´une énergie si intense, un si grand talent, une sensibilité si profonde pouvait disparaître soudainement et tomber dans ce trou insondable.

À quarante ans de ce triste événement et grâce au travail de chercheurs et d’institutions, l’œuvre du sage cubain, que Juan Marinello a qualifié comme le troisième découvreur de l´Île, a aujourd´hui plus d’actualité que jamais. Parmi d’autres raisons parce que Don Fernando, comme nous l´appelions tous respectueusement, nous a mis devant un miroir, le miroir de l´être social cubain qui est celui de la vision universelle et changeante du monde.

Parce qu´être cubain est être universel, comme il l’a affirmé dans sa claire définition de l´identité nationale, une identité qu’il voit comme un processus totalisateur et non comme moyen de fragmentation. Don Fernando, précurseur des études culturelles et du choc des ethnies, a ouvert, avec une vision anthropologique, une brèche dans laquelle progressent avec une boussole précise ceux qui ont pénétré l’épaisse frondaison de la culture cubaine. Les outils que le maître nous a légués servent aujourd’hui pour l´analyse de tous ces phénomènes de la vie cubaine qui étaient occultés ou relégués par la science de son époque. Une vision globale et sans préjudice et une pensée d’approche anticolonialiste et intégrale sont la patente de l´avocat devenu le précurseur des études anthropologiques et sociologiques à Cuba et dans le continent.





Fernando Ortiz

Né le 16 juillet 1881 à La Havane, Fernando Ortiz n’a jamais cessé d´être un cubain de pure souche, même après avoir vécu une longue période en Espagne lors de son enfance et avoir voyagé dans le monde, donnant des conférences et assistant à des Congrès et des Séminaires de caractère scientifique. Si Félix Varela, le lucide presbytérien, nous invite à penser en cubain, Don Fernando a mis en pratique cet idéal et il l´a élevé jusqu´à sa plus extrême limite après une vision essentielle et polyédrique. .

Ni panhispaniste, ni panaméricaniste mais latino-américain et cubaine, sa conduite civique, son optique positiviste, d´un positivisme moderne et ductile, l´a conduit par le chemin de la vraisemblance quand d’autres de sa génération et même des promotions consécutives se perdaient dans l´écheveau d´une idéologie aliénante et réductionniste.

Fernando Ortiz Fernández était avant tout un fondateur. Il a brisé les tabous apparemment indestructible, non seulement en fouillant dans la nature vierge de l´Île, et dans le puit des cultures africaines, qu’il revalorisa pour la science anthropologique, mais parce qu´il a démontré être porteur d´une appréciation de multiples faits et circonstances qui avaient été escamotés par une historiographie accommodée aux patrons occidentaux et de l’eurocentrismes. Ce fut une électivité conséquente avec la tradition philosophique du dix- neuvième siècle et avec l´enseignement de José de la Luz y Caballero. Durant plus de soixante ans de sa prolifique vie intellectuelle il se dédia à de multiples entreprises. Une d´elles, peut-être celle dont on parle le moins, était l´initiative de créer la Collection Cubaine de Livres et de Documents Inédits ou Rares. Il a publié, de 1929 jusqu´à ce que son énergie ne trouve plus d´émule, les classiques de la pensée cubaine, Arango y Parreño,

Félix Varela, José Antonio Saco, Cirilo Villaverde et d’autres auteurs qui, dans ces années, n´étaient pas sur les étagères de nos librairies. Comme un colosse, il a sauvegardé « les anciens bons cubain » et il a stimulé avec des efforts collectifs, une nécessité de la culture, cette énergie qui est l’élément primordial pour forger une idiosyncrasie et une pensée. Il fut le pivot et le centre des plus encourageants mouvements culturels et il fonda des revues comme Archivos del Folklore Cubano, Estudios Afrocubanos, Ultra , parmi d’autres.

En 1923, quand le maître n´avait pas encore réalisé un quart de son immense œuvre scientifique, Rubén Martínez Villena, son secrétaire d´alors, a écrit : « La vertu omniprésente de son talent embrasse et résout à la fois de compliquées et dissemblables matières. Simultanément nous l´avons vu, avec surprise, développer tout l’ensemble de ses activités : rédiger un plaidoyer juridique, s’occuper de sa consultation, préparer un projet de loi, réorganiser une compagnie marchande, affronter un problème parlementaire, fouiller au passage dans une librairie d’anciens livres. Et, la fastidieuse journée terminée, ceux qui passaient devant sa maison, tard dans la nuit, pouvaient voir la fenêtre de la bibliothèque éclairée où il se livrait, comme pour se reposer, au travail de nourrir avec la lecture son esprit infatigable ». Cet esprit qui lui a permis d’ériger une œuvre qu’il avait commencé à Menorca à l’âge de 13 ans et qu´il a terminé à La Havane un jour comme aujourd´hui, 10 avril, il y a quarante ans. Dans ma mémoire sont encore frais ces jours où il enrichissait avec de nouveaux mots et de nouvelles définitions plus complètes et exhaustives le Nuevo Catauro de Cubanismos, une oeuvre à laquelle il a dédié ses ultimes et non ménagées énergies.





Universite de la Havane. Alicia Alonso, Fernado Ortiz, Wifredo Lam.



Toujours immergé dans le centre du débat national, le triomphe révolutionnaire l´a trouvé au seuil des quatre-vingt ans et, même à cet âge il a servi le pays comme Président de la Commission d’Organisation de l´Académie des Sciences, à la demande de son ami bien-aimé Antonio Núñez Jiménez qui, une fois créée, fut son premier président.



Je ne ferai pas un décompte de la vaste bibliographie de Don Fernando ; mais j’aimerais exprimer ma surprise et ma stupeur chaque fois que je m’en approche. Je regrette profondément que ses livres, ses discours et sa correspondance ne soient pas encore à la portée de tous car depuis Los Negros Brujos, Los Negros Esclavos, Entre Cubanos, El Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar, El Engaño de las Razas , jusqu´à son Nuevo Catauro de Cubanismos , Fernando Ortiz nous a donné une leçon de discipline intellectuel, de vocation scientifique et culturelle, d´humanisme et de don de soi à une cause pour laquelle il a sacrifié sa santé précaire jusqu´à son dernier soupir : Pour lui, Cuba était plus qu´un pays, c’était un dévouement immarcescible, une passion.

Sa devise « Science, Conscience et Patience » préside comme signe d´alerte la Fondation qui porte son nom, créée il y a treize ans pour perpétuer l’œuvre de celui que je qualifierai sans vaciller comme le cubain le plus utile du vingtième siècle pour les sciences sociales de notre pays.
Aujourd´hui que de nombreux voiles de préjugés raciaux, sociaux et de la pensée ont, heureusement, été tirés, disons encore une fois à Don Fernando, merci Maître d’avoir été un pilier pour forger une nouvelle Cuba.













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