mercredi 27 juillet 2011

Élégie à Jacques Roumain

Il s'avançait dans la lumière.

Par Nicolás Guillén. Rio de Janeiro, 1948



Il parlait d'une voix très grave.
Il se montrait triste et sévère.
Il fut de lune, il fut d'acier.
Il résonnait.
Il s'enflammait.

Il s'avançait dans la lumière.
À mi- sentier, il s'est assis.
– Je meurs, a- t- il dit. Et le jour,
le jour n'était que rêve encore.

Haïtien, dis- moi, as- tu vu
passer son front à la peau brune
et voler son ombre suave?

Il fut d'acier, il fut de lune.
Il parlait d'une voix très grave.
Il se montrait sévère et triste.

Oui, je sais bien, nous savons bien
que tu es mort!
Visage essentiel, poitrine profonde,
ô dieu abattu,
mort désormais de cette mort de
tout le monde.
Mort à peau absente et au lisse
frontal,
au crâne de songe dressé,
crâne philosophique et éveillé;
mort sans vêtements ni linceul,
flottant maintenant sur des eaux de
paix et d'oubli,
mort désormais, mort désormais,
mort désormais.

Et cependant, je le revois
Je le revois, oui, cependant.
Je revois, par exemple, sa
redingote
de grand seigneur de chaque jour:
celle de Paris
en fumée grise,
d'un gris persistant,
celle de Paris,
et celle







tout en fumée bleue du costume haïtien.


Je revois ses souliers,

français aussi,

et le pantalon rayé qu'il portait

sur cette photo de Consul, à Mexico.


Je revoissa cigarette démoniaque

au feu si pénétrant;

et je revois son écriture,

aux lettres déliées,

timides et indépendantes,

dures, droites, à gauche;

je revoisson stylographe court et noir,

son gros stylo

« Pélican »,

d'or et de gutta- percha;

je revoissa ceinture portant deux lettres sur la boucle.

Ou peut- être une seule?...


En cela ma mémoire

défaille... je ne sais:

c'était peut- être une seule lettre, un grand R,

mais je n'en suis pas sûr…

Je revoisses

cravates, ses chaussettes et ses mouchoirs;


Je revois

son porte- clefs,

ses livres,

sa serviette.

(Une serviette de Ministre, ambitieuse, tout en cuir).


Je revoisses poèmes inédits,

ses articles polémiques,

aussi ses

notes sur les nègres.


Peut- être tout cela est- il mort maintenant,

ou, tout au plus, sont- ce des choses

de musée familial. Je les conserve.

Les voici... Je les garde.

Je veux dire: je les revois.*


Et le reste, le reste,

ce dont nous parlions, Jacques?

Ah, le reste est immuable, oui, le reste est immuable!


Le voilà: il demeure

ainsi qu'une grande page de pierre

lue et relue par tous;

ainsi qu'une grande page sue, parfaitement sue,

que nul ne plie,

que nul ne tourne ni n'arrache

à ce terrible livre d'Haïti, ouvert,

à ce terrible livre ouvert

à cette même page haïtienne sanglante,

à cette même et seule, unique page ouverte

il y a trois cents ans, terrible page haïtienne!


Sang dans le dos du nègre originaire.

Sang au poumon de Louverture.

Sang sur les mains grelottantes de fièvre

de Leclerc.

Sang sur le fouet de Rochambeau,

aux chiens assoiffés.

Sang au Pont- Rouge.

Sang sur la Citadelle.

Sang sur la botte des Yankees.

Sur le couteau de Trujillo.

Sang sur la mer, sur le ciel et sur la montagne.

Sang sur les fleuves, sur les arbres.

Sang dans l'air.

(J'oubliais de dire que justement Jacques, le personnage

de ce poème, murmurait parfois:

– Haïti est une épongegorgée de sang).


Qui va presser l'éponge, l'insatiable

éponge? Lui, peut- être,

avec sa rage de siècles. Lui, peut- être

avec ses doigts de rêve. Lui, peut- être,

avec sa puissance céleste...


Lui peut- être

Monsieur Jacques Roumain.

lui, qui parlait au nomdu nègre Empereur,

du nègre Roi,

du nègre Président.

et de tous les nègres

qui ne furent jamais

que Jean

Pierre

Victor

Candide

Jules

Charles

Stephen

Raymond

André

Nègres pieds nus devant le Champ de Mars,

ou dans le tiède chemin mulâtre de Pétion- Ville

ou plus haut,

dans le chemin blanc et déjà froid de Kenskoff:

nègres encore esclaves,

ombres, zombies,

fantômes lents du café, de la canne à sucre,

chair fébrile, féline,

primaire, marécageuse, végétale.




Il va presser l'éponge,

mais oui, presser l'éponge.




Alors on verra le dur soleil des

Antilles

– comme si une veine tellurique se

brisait –

empourprer l'océan surpris.




Et l'on verra flotter sans cordes et

sans chaînes,

les gorges pures d'une foule en

marche,

les âmes non pas, mais les corps

en peine.



Dans sa course, le feu tranchant

d'un incendie

de sa langue promise léchera

de la plaine immobile à la cime

nuageuse.



O naissante aurore des temps!

O mer, mer qui débordes en vagues

de sang!

Le passé passé, non, n'est pas passé.

La vie nouvelle attend une nouvelle vie.*


Et bien: nous y voilà, Jacques, lointain ami.


Ce n'est pas parce que tu es parti,

ni parce qu'on t'a emmené, ou mieux encore,

parce qu'on a barré ta route,

que nul n'a cessé de lutter, oui, de lutter.


Quelquefois il fait froid,

c'est certain. Parfois aussi, le canon

nous assourdit. Il est des heures d'air liquide,

des heures de larmes, de râles, de gémissements.


De temps en temps un fleuve réussit

à enfoncer un pont de son marteau brutal...


Mais à chaque soupir naît un enfant.


Mais à chaque jour la nuit accouche d'un soleil

jaune, optimiste, qui féconde un sol inculte.


Le moulin broie la moisson dure.


L'épi de blé lève et grandit.


Les hymnes se couvrent de drapeaux rouges.


Regardez! En haillons, entourés de poussière,

les voici, les premiers vaincus!*


Du jour initial point la grande lumière d'été.


S'avance gravement mon doux mort haïtien,

s'avance et dresse de nouveau

sa main telle un poing de tempête.

Chantons notre chanson fraternelle, mon frère.

Voici fleurir, plantée, la vieille lance.

Dans nos mains brûle l'espérance.

L'aurore est lente, mais s'avance.






Chantons

devant les siècles frais récemment éveillés,

sous cette étoile mûre,

en suspens dans le parfum de la nuit

et au long de tous ces chemins ouvert

sà l'infini.

Chantons donc, mon ami,

en écrasant le fouet tombé

du poing du maître terrassé,

cette chanson que nul avant nous n'a chantée:

(voici fleurir, plantée, la vieille lance.)

cette humide chanson tendue

(Dans nos mains brûle l'espérance.)

de ta gorge dans l'ombre, au- de là de la vie,

(L'aurore est lente, mais s'avance.)

jusqu'au cuivre sanglant de mon clairon terrestre!









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