lundi 26 décembre 2011

Marti, Hugo,

et la creation poétique.
Carmen Suarez Leon




" Aplatanarse " Installation. Francisco Rivero



Dans sa pratique poétique tout comme, nous l’avons vu, dans sa réflexion critique, José Martí est, de par son génie, un puissant synthétiseur de toute la culture qu’il a assimilée et où l’on découvre toutes les traces et aucune, indépendamment de la présence évidente des grandes confluences qu’on peut constater dans son discours.

Ainsi, nul ne peut nier la matrice romantique de ses vers, la profonde subjectivité avec laquelle le sujet lyrique s’exprime, proclamant le sentiment comme source première de la poésie : « Il faut le revendiquer : la poésie est essence. La forme ajoute, mais elle ne saurait la constituer (1). »

La poétique de Martí se fonde donc sur cette grande prémisse romantique. Mais il n’en reste pas moins que, issu d’autres circonstances historiques et d’une autre perspective créatrice plus avancée dans le temps et dans un espace particulier, il prendra ses distances vis-à-vis de cette conception pour poser le problème de la création en fonction de coordonnées plus modernes et formellement plus audacieuses. Que conserve-t-il toutefois des formulations typiques du romantisme de Hugo ?
a) Le poète comme précurseur de l’avenir, comme porteur d’un projet divin d’harmonie universelle :
Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l’homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs (2).

Vous croyiez [ô poètes] la religion perdue parce qu’elle changeait de forme au-dessus de vos têtes. Levez-vous parce que vous êtes les prêtres. La liberté est la religion définitive. Et la poésie de la liberté, le culte nouveau. Elle inquiète et embellit le présent, déduit et illumine le futur, et explique le propos ineffable et la bonté séductrice de l’Univers (3).

Même si les concepts martiniens de poète, d’inspiration et de création partent d’affinités fondamentales avec ceux de Hugo, il faut les en différencier rigoureusement parce que Martí les reformule en fonction de ses propres circonstances vitales et de l’expérience accumulée par la poésie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il restreint la définition du poète au pur champ poétique, autrement dit strictement esthétique, quand il parle de la fonction spécifique du créateur.

Ainsi :
Oh ! les poètes, les chevaliers de la paix, les hérauts aux manteaux d’hermine et aux trompettes d’or des temps nouveaux ! Ces esprits inquiets qui frappent et consomment dans des flammes les corps qui les ceignent ; ces hommes insomniaques et étranges, aux bras paresseux, à la couleur pâle et aux regards profonds ; ces héros malades qui, des lambeaux de leurs cœurs, mettent des ailes à leurs chants, tels sont les nonces très généreux de l’époque magnifique, lointaine (4).

Ce poète est créateur au sens hugolien, en un sens prophétique, à l’égal de Dieu. Mais Martí recourt aussi à une conception du poète comme créateur doté d’une faculté générique de la nature humaine. Ainsi distingue-t-il souvent entre « poète en vers » et « poète en actes », donnant la primauté à cette dernière condition comme couronnement de l’humain (5).

Ce critère humaniste est foncièrement martinien : c’est un parti pris radical en faveur du concret humain qui le sépare des abstractions idéales et des excès rationnels de Hugo.
b) C’est de ce premier postulant que découle la composante éthique que vise cette poésie et que Hugo élabore surtout, comme Martí, à partir de la notion de devoir :
Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France! Hors le devoir, hélas! J'oublierai tout.
Parmi les réprouvés je planterai ma tente.
Je resterai proscrit, voulant rester debout (6).

...Infâmes : quiconque trahit ses devoirs,
Meurt en traître, du propre coup
De son arme oisive la poitrine percée! (7)

c) Aspiration à édifier une poésie qui reflète l’Univers par un intense effort d’intégration de l’imagination poétique. Le flux poétique ne cesse de nouer des liens analogiques entre l’homme et l’Univers dans son aspiration à en dévoiler toutes les correspondances secrètes.
d) Transgression des genres et rénovation du langage.

Dès Odes et ballades (1826), Hugo se défend de ceux qui l’accusent de ne pas respecter les genres classiques en décrétant la liberté des mots et la légitimité de création de formes nouvelles. Nous savons que Martí défendra ses vers hirsutes et inaugurera une écriture nouvelle dans ses chroniques pour offrir aux Hispano-Américains un discours d’images qui illustre et analyse la société et la culture nord-américaines tout en reformulant les principes de la modernité bourgeoise pour les adapter à l’Amérique latine.

Le langage se lance donc ici dans une aventure formelle aussi passionnante que celle que Hugo entreprenait à son époque en reformulant les diverses instances du langage pour exprimer les nouveaux paysages idéologiques et émotionnels.
e) Les deux créateurs insistent dans leurs œuvres sur le lien étroit qui existe entre forme et contenu. L’on sait que les poètes romantiques, en prônant l’individualité expressive, situent les rapports entre forme et contenu à un niveau moderne. Ainsi Hugo :
Une idée n'a jamais qu'une forme, qui lui est propre, qui est sa forme excellente, sa forme complète, sa forme rigoureuse, sa forme essentielle...

Ainsi, chez les grands poètes, rien de plus inséparable, rien de plus adhérent, rien de plus consubstantiel que l'idée et l'expression de l'idée. Tuez la forme, presque toujours vous tuez l'idée (8).
Et Martí écrit :
Le langage doit être mathématique, géométrique, sculptural. L’idée doit s’enchâsser parfaitement dans la phrase, si exactement qu’on ne puisse ôter de la phrase sans ôter du même coup l’idée (9).
Dans sa fameuse chronique sur Walt Whitman, Martí admire la langue du poète nord-américain et l’accord intime de sa poésie avec son époque, affirmant sans ambages :
« D’un seul coup il a écarté, telle une excroissance inutile, la lamentation romantique ».

Il écrit aussi dans un « fragment » de la dernière étape de sa vie : « Poète vaut pour créateur. Cette rime recherchée, cette robustesse vaste et empruntée ; cet artifice rhétorique qui rapetisse et affaiblit l’envol désordonné, tel celui d’un aigle blessé, de la lyrique rebelle moderne, marquent la période naissante d’un nouveau, d’un étroit classicisme : celui des classiques romantiques . »

Martí prend un recul critique avec une littérature à laquelle il doit sa propre formation poétique et dont il conservera toujours une série de postulats de base, dépassant ainsi ce qu’il considérait comme des limitations d’école qui se perpétuaient dans des clichés et des répétitions superficielles. Il prônera en revanche une originalité authentique et la conservation de ces « idées-mères » qui seraient appropriées au moment créateur de l’Amérique latine.
Notes :
1. José Martí, “Cuaderno de apuntes no. 6”, O.C., t. 21, p. 175.
2. Victor Hugo, “Fonction du poète”, Les rayons et les ombres, in Oeuvres complètes de Victor Hugo, Paris, 1880, Hetzel-Quentin, t. 3, pp. 385-386 (poésie).
3. José Martí, “El poeta Walt Whitman”, O.C., t. 13. pp. 135-136.
4. José Martí, “Francia”, O.C., t. 14, p. 450.
5. Martí exprime magnifiquement ces idées dans des lettres de 1882 à propos de son recueil Ismaelillo. Cf. en particulier sa lettre à Manuel Mercado du 11 août 1882. ainsi que ses lettres à Gabriel de Zéndegui et à Vidal Morales de juillet de la même année.
6. Victor Hugo, "Ultima verba", Châtiments. La conscience. La vision de Dante (1853). Introduction et dossier par Jacques Seebacher, professeur à l’Université Paris VII, 1979, Garnier-Flammarion, p. 320 [Cité dorénavant selon cette édition.]
7. José Martí, "Canto de otoño", Versos libres, in Poesía completa, Edición crítica, La Havane, 1985, Editorial Letras Cubanas, t. I, p. 71. Edición crítica de Cintio Vitier, Fina García Marruz y Emilio de Armas.
8. Victor Hugo, “But de cette publication”, Oeuvres complètes de Victor Hugo. Paris, 1880, J. Hetzel Quentin, t. I (Philosophie), p. 46. Cf. aussi “Préface de 1826”, Odes et ballades, id., t. I (poésie), pp. 25-26. Sur les conceptions de Hugo au sujet de la forme, il faut absolument lire René Welleck, Historia de la crítica moderna (1750-1950) (1973, Gredos, t. II), chapitre IX, “Stendhal y Hugo”.
9. José Martí, “Cuaderno de apuntes no. 9”, O.C., t. 21, p. 255. Cf. aussi “Francisco Sellén”, O.C., t. 5, p. 188; “Quincena de poetas...”, O. C., t. 15, p.265. Carlos Javier Morales, in La poética de José Martí y su contexto, Madrid, 1994, Editorial Verbum, aborde passim la conception martinienne de l’harmonie entre essence et forme.
Extrait de: Carmen Suárez León. José Martí et Victor Hugo: au carrefour des modernités. Paris, Le Temps des Cérises, 2002. pp. 131-135







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