mardi 6 décembre 2011

Fanon

Cinquante ans après sa mort, la pensée de Frantz Fanon est toujours vivante. Et si le monde n’est plus à l’heure des illusions de l’ère des indépendances, les structures de la domination et de l’aliénation restent fondamentalement inchangées.

36 ans. Son existence fut brève mais il l’aura fait poudroyer par ses engagements et la fulgurance de sa pensée. Frantz Fanon, écrivain et psychiatre martiniquais, figure emblématique du tiers-mondisme, a livré une réflexion unique et novatrice sur les questions de la conscience noire et de la colonisation.
Depuis, si les sociétés ont évolué, la voix du penseur, qui s'est éteinte il y a un demi siècle, résonne toujours étonnamment aux cœurs des problématiques politiques et nationales actuelles.







Naissance d'un révolté

Juillet 1925. Frantz Fanon naît en Martinique, au sein d’une famille bourgeoise. L’enfant a la peau plus foncée que ses sept frères et sœurs et il en souffre. Car la société dans laquelle il grandit, depuis longtemps contaminée par une attitude d’assimilation de la culture européenne, considère que ce qui est clair, c’est ce qui est beau. Fanon tirera beaucoup d’amertume de cette époque et, sa vie durant, conservera une certaine rancune envers son île natale.

De 1939 à 1943, Frantz Fanon bénéficie de l’enseignement de Césaire au lycée Schoelcher de Fort de France. Puis, hostile au régime de Vichy, il rejoint les Forces Françaises libres de la Caraïbe, à la Dominique. Il a seulement 18 ans. Lorsque les Antilles françaises se rallient au Général de Gaulle, le jeune homme s’engage dans l’armée régulière pour continuer le combat. Mais, alors qu’il aspire à risquer sa vie pour un idéal, il est confronté de plein fouet au racisme de ceux là même auprès desquels il lutte :

"Il a assisté au "blanchiment" de l’armée, remplacement brutal, le gros du travail fait, des troupes coloniales noires par des blancs bon teint. Lui-même n’était pas concerné, les Antillais étant considérés comme des métropolitains. Mais qu’est-ce qui le différenciait, dans le quotidien, de ces soldats "indigènes" bafoués à qui l’on parlait "petit nègre" ?" souligne François Maspero dans Le Monde du 22 sept. 2009.

A tel point que, juste avant la bataille de Colmar, Frantz Fanon écrit à sa famille : "je doute de tout, même de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause."

Mais aussi : "Je me suis trompé ! Rien ici, rien ne justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout."


Etudes en France et indépendance d'esprit

Après la guerre, en 1947, Fanon se rend à Lyon pour suivre des études de médecine. Il se spécialise en psychiatrie et… doit à nouveau faire face à toutes sortes de discriminations ethniques.


Dans cet essai, écrit alors qu'il n'avait que 25 ans, Fanon fait mention de ce racisme linguistique à travers une anecdote amusante et ô combien révélatrice :

"Dernièrement, un camarade nous racontait cette histoire. Un Martiniquais arrivant au Havre entre dans un café. Avec une parfaite assurance, il lance : "Garrrçon ! Un vè de biè." Nous assistons là à une véritable intoxication. Soucieux de ne pas répondre à l’image du nègre-mangeant-les-R, il en avait fait une bonne provision, mais il n’a pas su répartir son effort."


En 1952, alors que Fanon exerce comme médecin à l’hôpital de Saint Alban, en Lozère, il s’intéresse à l’existentialisme et au marxisme qu’il tente d’adapter au contexte africain. Dans Les Damnés de la terre, en 1961, il écrira : "Aux colonies l’infrastructure économique est également superstructure. La cause est conséquence : on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche. C’est pourquoi les analyses marxistes doivent être toujours distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial. Il n’y a pas jusqu’au concept de société pré-capitaliste, bien étudié par Marx qui ne demanderait à être repensé.".

Malgré cet intérêt pour ces courants politiques et philosophiques, son indépendance d'esprit le maintient loin des partis.


Frantz Fanon, Algérien

En 1953, Fanon, à qui l'on a proposé un poste intéressant en Algérie, devient médecin-chef à l'hôpital de Blida. Y règne la doctrine primitiviste des psychiatres de l’école d’Alger, qui relègue les indigènes au rang de « grands enfants ». Avec ses internes, Fanon, qui s'insurge contre cette aliénation, entreprend un travail d’exploration des rites et des mythes de la culture algérienne.


Deux ans plus tard, la guerre d’Algérie éclate. Frantz Fanon s’engage auprès de la résistance nationaliste, se liant d’amitié avec la direction politique du FLN et des officiers de l’Armée de libération nationale. En 1956, il démissionne de son service de médecin chef. Dans la lettre qu’il écrit au Ministre Résident, il dénonce le "pari absurde (…) de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi-quotidien de l’homme [sont] érigés en principes législatifs."

Fanon est expulsé d’Algérie en 1957. Cela marque sans doute sa rupture définitive avec la France, voire l’Europe. En effet, dans sa conclusion des Damnés de la terre (1961), il écrira : "Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde."

Fanon rejoint ensuite le FLN à Tunis et devient rédacteur pour le quotidien du parti, El Moudjahid. Il poussera son engagement pour la cause jusqu'à épouser la nationalité algérienne. En 59, il publie L’An V de la révolution algérienne, ouvrage censuré lors de sa parution en France, et dans lequel il s'illustre par sa capacité d'écoute fraternelle du peuple arabe. "Il est exceptionnel qu'un homme qui n'est pas né en Afrique du Nord puisse dire : "Nous autres, Algériens."

En 1960, Fanon devient même ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne au Ghana.

Une fin de vie flamboyante

A la fin de cette même année, Frantz Fanon apprend qu'il est atteint de leucémie. Il se retire à Washington où il entreprend de dicter Les Damnés de la terre, manifeste éclatant contre la colonisation et pour l'émancipation, non plus du seul peuple noir ou algérien, mais de tout le Tiers Monde.

La préface des Damnés de la terre, écrite par Sartre, a contribué à rendre l'ouvrage célèbre :

"Ainsi, l’unité du Tiers Monde n’est pas faite : c’est une entreprise en cours qui passe par l’union, en chaque pays, après comme avant l’indépendance, de tous les colonisés sous le commandement de la classe paysanne. Voilà ce que Fanon explique à ses frères d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine : nous réaliserons tous ensemble et partout le socialisme révolutionnaire ou nous serons battus un à un par nos anciens tyrans.", écrit le philosophe français.

Car c'est bien directement aux colonisés, que Fanon s'adresse dans cet ouvrage, analysant pour eux le dispositif aliénant mis en place par le colonialisme : "La décolonisation est la rencontre de deux forces congénitalement antagonistes qui tirent précisément leur originalité de cette sorte de substantification que sécrète et qu’alimente la situation coloniale."


Mais la virulente prose de Sartre a également desservi Fanon dans la mesure où elle a assimilé son œuvre à une apologie de la violence. Ainsi, dans Le sanglot de l'homme blanc, Pascal Bruckner écrit contre les "dérives destructrices du tiers-mondisme" et affirme que Fanon était dans la tradition de la violence prolétarienne.


Cet homme qui, sans être marxiste, ne séparait pas la pensée de l'action, a eu une influence considérable aux Etats-Unis. "Alors que, dans les décennies 70, 80, 90, on a plongé Fanon dans une sorte de purgatoire dans les universités françaises, il a connu un succès extraordinaire dans les facultés nord-américaines. On l'a étudié, on l'a soumis au crible de Derrida, de Lacan etc. On a beaucoup écrit sur Fanon aux Etats-Unis, et il a contribué à la prise de conscience des Noirs américains, alors que ce n'était pas du tout son propos.".

Et si sa parole a résonné au-delà des frontières, si elle est toujours d'une incroyable actualité, c'est sans doute parce que Frantz Fanon n'a eu de cesse, au cours de son parcours météore, de "porter la condition humaine" plus haut afin de la rendre plus digne.








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