samedi 6 décembre 2014

« Habaneridad » Par Graziella Pogolotti











Le dernier numéro de La Gaceta de Cuba contient une excellente entrevue de Juan Formell, le grand chroniqueur de notre époque. Sa mort a produit une commotion spontanée, non seulement en raison de la valeur d’une musique qui a fait danser des générations entières, mais parce que ses paroles révélaient des zones cachées de l'âme de la nation, si profondément vitaliste et, cependant, observatrice  des changements qui se produisent dans la ville, indéniablement charmante mais avec la conscience lucide que « La Habana no aguanta más » (La Havane n’en peut plus).
En partie autodidacte, Juan Formell a grandi à côté de son père, musicien de formation, dans l'environnement de Roldán et de Caturla. Il pouvait lire une partition très jeune et il a étudié l'harmonie. Son autre apprentissage a eu lieu dans le milieu sonore de Cayo Hueso durant les jours du feeling et de l’ouverture vers le jazz, où, dans la maison d’un luthier du quartier, encore un enfant, il a rencontré plusieurs fois Sindo Garay.
Toutes les traditions s’entrecroisaient dans un quartier qui doit son nom aux émigrés cubains, les cigariers de Cayo qui écoutaient la voix de José Martí et qui sont retournés dans l'île pour terminer la guerre d'indépendance.
Et, en effet, La Habana no aguanta más. Chaque orage apporte un effondrement. Le poids des barbacoas (étages construits dans les pièces ayant une hauteur notable afin d’augmenter la surface habitable ) détériore les structures des vieux édifices, alors que ceux ayant des ressources dégradent les zones urbaines qui conservent une meilleure prestance avec leur mauvais goût. La ville manque d’une maintenance adéquate, d’un contrôle citadin. Les facteurs objectifs, et aussi les subjectifs, ont pesé pour préserver une ville mythique d'Amérique Latine. Nous devons trouver des solutions économiques, réaliser des études démographiques et rechercher les raisons de sa magie et de sa légende.
Buenos Aires et La Havane ont été des villes légendaires au long de l'histoire. Les pouvoirs économique et politique se concentraient dans les deux capitales. La production agricole venait de l'intérieur, mais la viande argentine devait passer par les grandes chambres froides installées dans le port, quelque chose de semblable avait lieu avec la rade havanaise, une voie ouverte à l’exportation et à l’importation. Sur le plan pragmatique, la ville est en soi un important capital économique, résultant d'une grande accumulation séculaire. Que faire ? Les problèmes sont si nombreux qu’ils choquent les uns contre les autres. On a besoin d’un diagnostic multidisciplinaire de la scène actuelle avec des vues à moyen et long terme. La participation d’urbanistes, d’économistes, de sociologues, de travailleurs sociaux et de spécialistes des questions culturelles ayant une haute qualification professionnelle serait souhaitable.
Tout indique que La Havane a commencé un processus de réhabilitation. Son cœur historique, le port, cesse d’être la voie fondamentale pour l'importation et l'exportation des marchandises. Les anciens docks sont transformés. On décontamine sa baie et son canal. Dans un tel environnement, des nouvelles valeurs paysagistes prennent corps avec l’intégration des forteresses coloniales, le charme de Casablanca, le village typique de Regla et les valeurs monumentales de Guanabacoa. Comme au XVIe siècle, la ville se soutiendra de nouveau sur une économie de service, à côté des institutions représentatives de l'État et du gouvernement. Pour ne pas être subordonné aux exigences d'un tourisme globalisé favorisant des antres pour le soulagement des inhibitions, il faudra augmenter le développement d'un significatif capital intellectuel, apte à continuer l’impulsion des travaux scientifiques et d’une culture ayant sa propre identité.
Lacérée, la ville conserve des qualités qui peuvent contribuer à sa mise en valeur. La Révolution a stoppé la spéculation qui menaçait de détruire son profil identitaire. Son dessin urbain privilégie encore l'échelle humaine. On compte d'un capital intellectuel qui a accumulé des connaissances actualisées en fonction des demandes concrètes de notre réalité, héritier d'une pratique qui a atteint une place de choix dans le contexte latino-américain au milieu du siècle dernier. La Vieille Havane fait partie du catalogue des ensembles urbains reconnus par l'UNESCO.
Le tango et le son ont universalisé les mythes de Buenos Aires et de La Havane. L'imaginaire des villes s’était cimenté à travers la littérature associée au romantisme dans ses facettes traditionnelles et nationalistes. L'Amalia de José Mármol montre Buenos Aires sous la dictature de Rosas et l’abattoir d’Echevarria met en relief la valeur du sang. Enfermé dans son labyrinthe, La Havane de Cecilia Valdes se tenait de dos à la mer, mais Mi tío el empleado de Ramon Meza soulignait la perspective d'une vitrine urbaine située à côté du port pour un immigrant avide qui fera fortune sous le couvert de la bureaucratie coloniale.
À partir de la deuxième intervention étasunienne, le chômage chronique a encouragé le clientélisme politique. Les ministères fournissaient, au rythme de quatre ans, des salaires et des chômeurs, alors que dans le Capitole on négociait de juteux perchoirs législatifs au profit des intérêts privés. L'image mirifique de la capitale attirait un flot ininterrompu d'immigrants.
Les nouveaux arrivants s’assimilaient à la vie des quartiers où il y avait une mystérieuse mémoire collective. Par décision du gouvernement, le nom des rues a été changé pour rendre hommage aux patriotes, aux poètes ou aux penseurs ou pour consolider les relations avec d'autres pays. Les plaques le montrent, mais encore aujourd’hui la rue Padre Varela reste la rue Belascoain et la rue Juan Clemente Zenea, la rue Neptuno. Dans une singulière manifestation de résistance populaire, l'oralité prédomine sur la lettre. Le triomphe de la Révolution a encouragé un mouvement vers la capitale d'un genre différent avec l'incorporation des combattants de l’Armée Rebelle et de la clandestinité aux nouveaux projets de transformation de la société. Les Havanais d’un demi-siècle peuvent conserver une certaine nostalgie du terroir original, mais ils se sont assimilés aux habitudes de la ville.
La période spéciale a eu des répercussions économiques, sociales et culturelles d'une énorme envergure. L’éclat de la capitale a contribué au boom de l'industrie touristique, accouplé à l'accès aux devises fortes, dans une étape caractérisée par la baisse vertigineuse du peso cubain. Le mouvement migratoire a acquis des dimensions massives, a accentué la crise du logement et l’accroissement des quartiers insalubres. Pour la grande majorité, la course à la réussite s'est révélée illusoire. La marginalisation impose des comportements résultant d'une culture de la survie et de la pauvreté, au détriment d'une authentique culture cubaine. Parallèlement, la détérioration du patrimoine bâti s’accélérait.
Comme la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace, même mutilée, La Havane, sensuelle avec sa façon de se coucher le long de la mer, synthétise l'histoire avec la préservation des témoignages successifs de sa marche vers le Sud et l'Ouest. Inestimable dans le physique, elle l’est également par les traits caractéristiques de ses habitants.
La Havane est entrée dans un changement d’époque, marquée par les cicatrices du temps, surpeuplées et ayant son infrastructure brisée, aussi bien dans le constructif que dans les réseaux souterrains. Seul le mythe perdure au-delà de l'usure du temps. Le mythe, transformé en force motrice et en énergie renouvelée à partir de la valorisation de sa richesse intrinsèque et de ses potentialités, sera un facteur décisif pour concevoir les nouvelles scènes, encouragés par quelque chose de plus important que l’investissement économique tangible : la renaissance de la passion, confiance en l'avenir et la participation collective. Seulement ces raisons subjectives peuvent contrecarrer le gâchis, le gaspillage et le multiple exercice de la corruption. Pour reconquérir la capacité de convocation et restaurer la foi, pour être en mesure d'utiliser les ressources provenant de l'exploitation des nouveaux aspects de l'économie en bénéfice du pays, l’éducation et la culture ne peuvent pas être considérées comme des dépenses. Ce sont des investissements, les moins coûteux et les plus productifs.
Note :
« Habaneridad » : Il s’agit de caractéristiques et de faits propres de la ville de La Havane.









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