De l'enfant de Malaga au jeune homme qui débarque au petit matin à Paris où il s'installera pour longtemps, du petit Pablo Ruiz Picasso qui, enfant, repoussait les limites du cadre jusqu'à ce que plus tard, il explose le cadre, y faisant entrer, comme par effraction le hors-champ, comment raconter l'une des œuvres majeures de l'histoire de l'art, une vie aussi remplie, bouillonnante, un engagement aussi tenace face aux tourments, et ils furent nombreux, de son siècle ?
Nous sommes retournés sur les traces de son enfance, dans sa ville natale de Malaga ; nous l'avons suivi à Barcelone, au temps d'une adolescence turbulente qui marque la période de la découverte des grands maîtres, Velázquez, Goya, lorsque sa mère, l'emmène, parfois, au Prado, à Madrid ; nous l'épions à Paris où, d'atelier en atelier, il s'impose, très vite, très jeune, il a à peine vingt-cinq ans, comme un des artistes majeurs de sa génération. A Paris, sa route croise celle des poètes, Apollinaire, Max Jacob, Eluard, Breton, Aragon, Cocteau, les frères Prévert. Chez les Stein et ailleurs, il se lie d'amitié avec Braque. Ensemble, ils comploteront dans leurs ateliers et de leurs conversations enflammées naîtra le cubisme, rompant avec le figuralisme par l'entremise d'une géométrie qui déploie autant d'angles droits que de césures inattendues dans la poésie surréaliste. Avec Matisse, il entretiendra une relation qui teint à la fois de l'admiration et de l émulation.
Picasso est plongé jusqu'au cou dans le grand bain intellectuel qui agite Paris lorsqu'éclate la Guerre d'Espagne. En 1937, la République espagnole lui demande une œuvre pour le pavillon espagnol pour l'exposition internationale qui se déroule à Paris. Il lit dans l'Humanité les reportages des envoyés spéciaux sur le front et découvre alors, horrifié, les photos du massacre de Guernica, la petite ville basque bombardée par l'aviation allemande et italienne. Picasso peint « Guernica » en quelques semaines, dans un compte-à-rebours qui tient à la fois de l'urgence, de la colère et d'une tristesse profonde. Ces personnages figés dans la mort en noir et blanc subjuguent, déconcertent et provoquent une onde de choc universelle.
Après la guerre, Picasso s'installe dans le sud de la France. Il ne retournera jamais dans son pays. Du côté de Vallauris, d'Antibes, Picasso plonge à bras ouvert dans tous les bleus que déclinent un paysage aussi sauvage que celui de son enfance ; ceux de la ; les bleus célestes foudroyants ; le sol y sombra dont il retrouve les sensations, les émotions en fréquentant assidument les arènes de l'arrière-pays.
Picasso ne cesse de peindre, d'inventer, de réinventer pour mieux se rappocher des maîtres de son enfance, pour mieux les transcender. Communiste, il est d'une générosité sans faille à l'égard de ses camarades. Il peint des Unes pour l'Huma, l'Huma-Dimanche, le Patriote… Il est devenu un géant de la peinture, un monstre mais dans son œil bleu, pétille le désir, la vie, l'amour. On en aura jamais fini avec le Mystère Picasso…
Un lieu-une histoire Vallauris L’inauguration interdite du Temple de la paix, de Picasso
Un « lieu païen consacré au seul
culte qui devrait unir tous les hommes », c’est ainsi que Picasso imaginait, dans
les années 1950,
son Temple de la paix,
à Vallauris, village
des Alpes-Maritimes
où il résidait
et travaillait alors.
En pleine guerre froide, après avoir peint Massacre en Corée, l’auteur de Guernica et du Charnier rêve maintenant, autour de l’une de ses œuvres futures, d’une grande fête de la paix à Vallauris, où il réside et travaille depuis 1948. Pour créer ce « lieu païen consacré au seul culte qui devrait unir tous les hommes », Pablo Picasso a en vue une chapelle romane désaffectée que la municipalité communiste voudrait transformer en salle d’exposition. Il y fait transporter la sculpture l’Homme au mouton, en attendant son érection sur la grand-place toute proche, puis il propose une décoration de la chapelle : « D’un côté, il y aura la guerre, et de l’autre, il y aura la paix. »
Picasso se met alors au travail en 1952, dans l’atelier du Fournas à Vallauris, avec la seule assistance de son fils Paulo, pour donner naissance à une grande fresque réalisée sur des panneaux d’Isorel et baptisée la Guerre et la Paix. Trois cents dessins préparatoires sont nécessaires. « Peindre la guerre après ce que nous savions tous, c’était facile, dit-il. Mais peindre la paix, c’est bien plus difficile à imaginer ! À côté de la musique, de la danse, de la maternité, des enfants, il fallait inventer des images fortes, inconcevables. Alors, j’ai fait nager des oiseaux, voler des poissons, j’ai fait labourer la mer à Pégase, semer le blé dans le soleil et pousser des oranges dans le jardin des Hespérides. J’ai essayé de représenter ce que pouvait devenir un monde sans guerre, comme je le sentais, avec des images. »
La version définitive de la Guerre et la Paix est présentée en mars 1953, lors d’une rétrospective organisée à Rome. En février 1954, l’immense composition est définitivement installée dans le narthex de la chapelle de Vallauris. Rien ne s’oppose dès lors à son inauguration. Mais celle-ci n’aura lieu que cinq ans après ! Des raisons d’ordre privé entraînent d’abord quelques retards. Puis, ce sera l’épineuse question de la sécurité de l’œuvre, la chapelle donnant directement sur une place publique. On décide alors de murer la porte principale et de faire passer le public par la cour intérieure. Mais comment masquer ce nouveau mur qui venait rompre l’harmonie de l’ensemble ? La réponse ne pouvait venir que du maître, qui dut peindre un dernier panneau entre les deux arches de la composition.
Georges Salles, directeur des Beaux-Arts, ami de Malraux et de Picasso, propose alors de faire de la chapelle et de son narthex une antenne de la direction du Musée national d’art moderne. Ainsi, il assurerait la pérennité de l’œuvre dans la commune, tout en la rattachant aux musées nationaux.
Mais le temps passe, la guerre d’Algérie succède à la guerre d’Indochine. Au printemps de l’année 1958, en pleine crise politique, il est cependant décidé d’en finir avec cette situation hybride d’un musée national toujours fermé, mais où les visites privées sont de plus en plus nombreuses. L’inauguration est alors fixée au 30 juin 1958, sous l’égide du Mouvement de la paix. Frédéric Joliot-Curie, président du Conseil mondial de la paix, l’académicien Jean Cocteau, le peintre italien Renato Guttuso et le dirigeant du PCF Laurent Casanova devaient présenter l’œuvre au public. Mais, deux jours avant la date annoncée, le gouvernement fait interdire la cérémonie sous de futiles prétextes de sécurité, menaçant, si l’interdit n’est pas respecté, de faire intervenir les CRS ! L’évocation des horreurs de la guerre n’avait sans doute pas l’heur de plaire à ce gouvernement et à des généraux qui s’enfoncent dans la « pacification » de l’Algérie. Conscients de leurs responsabilités, les organisateurs refoulent leur colère et, après avoir consulté Picasso, décident d’annuler l’inauguration.
Les protestations sont nombreuses auprès d’André Malraux, ministre de la Culture du général de Gaulle, revenu aux affaires. Rien n’y fait. Picasso est furieux. Il décide sur-le-champ de démonter le dernier panneau, celui de la Ronde des peuples. Achevé quelques semaines auparavant, il ne figurait pas dans la donation à l’État. Il faut alors passer par un compromis. Il vient de Mme Guynet-Péchadre, conservatrice des musées de Nice, qui propose de fixer en commun une nouvelle date pour l’inauguration officielle. Picasso demande à réfléchir. L’inauguration est finalement fixée au 19 septembre 1959. Mais le maître s’interroge toujours : faut-il donner ou non le panneau la Ronde des peuples, après la « muflerie » officielle passée ?
Le 19 septembre 1959, le musée de la Guerre et la Paix, et non le Temple de la paix, nom qui ne figure dans aucun document officiel en dépit de la volonté du peintre, est inauguré par Georges Salles… qui ne représente que lui-même. La muflerie continue. Picasso n’est pas présent. Il se trouve ce jour-là dans le village des Baux, où il regarde son ami Jean Cocteau tourner une scène d’Orphée !
Auteur d’Une histoire populaire
de la Côte d’Azur, tome 3 (1940-1968),
éditions les Amis de la liberté.
Le musée national Picasso La Guerre et la Paix
Le musée national Picasso la Guerre et la Paix est ouvert tous les jours, en juillet et août, de 10 heures à 19 heures.
Tarif d’entrée : 4 euros. Gratuit pour les moins de 26 ans.
Adresse : place de la Libération à Vallauris (Alpes-Maritimes).
Accès voiture par l’A8, sortie Antibes. Gare SNCF : Golfe-Juan.
Téléphone : 04 93 64 71 83.
Jusqu’au 7 octobre, le musée propose une exposition de Jean---Baptiste Ganne, « Gélém, Gélém ».
Exposition
Picasso céramiste, ouvrier de la terre
Avec « Picasso céramiste et la Méditerranée », la ville d’Aubagne accueille, jusqu’au 13 octobre, une exposition phare de Marseille-Provence, capitale européenne de la culture. Comme avec la peinture, l’artiste a cassé tous les codes.
Aubagne
(Bouches-du-Rhône) envoyée spéciale. Peintre prolifique, Pablo Picasso a aussi été un céramiste boulimique. Et comme pour la peinture, quand il éveille la terre à la vie, il casse tous les codes. L’exposition « Picasso céramiste et la Méditerranée » donne à voir cette facette de l’œuvre de l’artiste. Installée dans la chapelle des Pénitents-Noirs d’Aubagne jusqu’en octobre, elle offre au regard plus de 150 pièces, dont certaines sont des perles rares. Toutes sont exposées sur fond bleu, dans un écrin de transparence, qui n’est pas sans rappeler la Méditerranée, rive qui a vu naître Picasso à Malaga, auprès de laquelle il retourne s’installer, dans le sud de la France, après la Seconde Guerre mondiale. « Il revient sur les traces de sa propre culture, monter cette exposition ici s’imposait », commente Joséphine Matamoros, une des deux commissaires de l’exposition.Il a alors soixante ans passés et cet art populaire chemine en lui depuis son enfance. Petit, en Andalousie, la céramique fait partie de son quotidien. Jeune, il offre à Guillaume Apollinaire une pignate (marmite de terre) peinte à la gouache. Dans les années 1930, il réalise le motif d’une série de vases modelés par le céramiste Jean Von Dongen.
L’étincelle se produit en 1946. Picasso et sa compagne, Françoise Gilot, se rendent à l’exposition annuelle des artisans potiers de Vallauris, dans les Alpes-Maritimes.
l’artiste transcende tous les objets
Les céramistes Suzanne et Georges Ramié l’invitent à venir sur leur stand modeler de petites boules d’argile. C’est de tradition. Picasso s’exécute, réalise une petite tête de faune et deux taureaux. Puis s’en va. Quand il revient l’année d’après, ses modelages ont été cuits par le couple. C’est le déclic.
Picasso est « piqué », analyse Bruno Gaudichon, autre commissaire de l’exposition. Le peintre lui-même raconte, dans une lettre qu’il envoie à l’écrivain André Malraux : « j’ai fait des assiettes on vous a dit ? Elles sont très bien, on peut manger dedans. » Comme un enfant qui jubile devant une découverte inédite.
Picasso installe ses quartiers dans l’atelier Madoura, celui des Ramié. Dans la poussière d’argile, assis sur un tabouret au milieu des ouvriers, l’artiste transcende tous les objets, plats, poêlons, vases, marmites, qui lui passent entre les doigts. «Il était ouvrier parmi nous. Quand il travaillait, le silence s’imposait. Par respect. C’était un homme généreux », témoigne Dominique Sassi, qui était potier dans la fabrique et a partagé avec le peintre 20 ans de complicité à travers le modelage de la terre. « Les moyens employés ne sont pas très orthodoxes. Un apprenti qui travaillerait comme Picasso ne trouverait pas d’emploi », s’amusait à raconter Georges Ramié. « Il abolit les frontières entre peinture, sculpture, gravure et invente sans cesse ses propres codes », explique Bruno Gaudichon. D’une simple brique de tomette naît une chouette, la bouteille de terre blanche s’habille en Tanagra (statuette), le plat de service s’anime en scène de tauromachie. Picasso trace et creuse sur tout support, même sur les gazelles des fours, sorte de tubes de terre, qu’il détourne pour dessiner des cariatides.
L’idée de montrer la manière dont Picasso s’est « littéralement emparé des arts de la terre pour évoquer sa Méditerranée », selon les mots de Magali Giovannangeli, présidente de la communauté d’agglomération, mijotait depuis un moment dans l’esprit des élus d’Aubagne, ville de tradition céramique. Marseille-Provence, capitale européenne de la culture, aura donné l’occasion de mener à bien ce projet, qui, selon Jean-François Chougnet, son directeur général, « fait partie des rendez-vous les plus attendus » de cette année placée sous le signe de la culture dans la cité phocéenne.
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