Razzia sur le street art londonien
Banksy
- Par,Florentin Collomp, Mathilde Cesbron
Sur le mur, on peut lire désormais: «Banksy woz ere.» Traduction: «Banksy était ici.» Avec l'orthographe de la langue de la rue, l'inscription gravée dans le ciment reste le seul témoin de la présence fugitive de l'œuvre de street art découpée fin juillet d'un mur du quartier populaire de Tottenham, dans le nord de Londres. Le pochoir No Ball Games montrait deux enfants en train de jouer avec un écriteau interdisant les jeux de ballon. Il avait été apposé par l'artiste clandestin Banksy en septembre 2009 sur le pignon d'une petite épicerie. «C'était une très belle peinture, on l'aimait bien, et un matin, on s'est aperçu qu'elle avait disparu», raconte une commerçante voisine.
La société d'événementiel et de conciergerie de luxe Sincura Group, qui se targue de pouvoir «obtenir l'inaccessible» pour ses clients fortunés, a reconnu être derrière cette opération. Elle assure détenir l'œuvre «en gestion» pour la présenter lors d'une vente d'art en 2014, après l'avoir «sauvée et restaurée». Le dirigeant de la société, Tony Baxter, fait savoir par un communiqué que «le Sincura Group ne cautionne aucun acte de vandalisme ou autre activité illégale, mais, après avoir longuement vérifié la provenance et la propriété de l'œuvre, nous sommes certains qu'aucun acte répréhensible n'a été commis». Il dit avoir été missionné par un client, dont il ne dévoile pas l'identité, pour se procurer l'œuvre. Scotland Yard n'a pas vu de motif nécessitant l'ouverture d'une enquête.
Vide juridique
Sincura n'en est pas à son coup d'essai. Elle a vendu en juin à un mystérieux acquéreur pour 750.000 livres (867.000 euros) une autre œuvre de Banksy, elle aussi prélevée sur le trottoir d'un quartier du nord de Londres en février, au grand dam des riverains et des collectivités locales.Slave Labour représentait un gamin agenouillé en train de coudre à la machine des drapeaux britanniques.
«Nous sommes très déçus qu'une œuvre d'art qui était devenue un symbole de notre quartier depuis son apparition ait été enlevée, réagit le conseiller chargé de la culture à la municipalité de Haringey, Alan Strickland. Nous essayons de contacter les propriétaires de l'immeuble pour en savoir plus sur la disparition du Banksy de Tottenham.»
Ces troublantes affaires ont été permises par la conjonction d'un vide juridique et d'un opportunisme mercantile, assortis d'une bonne dose d'hypocrisie. Les propriétaires d'un immeuble sont libres de faire ce qu'ils veulent de leurs murs, fussent-ils ornés d'une œuvre du plus célèbre tagueur anglais. Leslie Gilbert, riche investisseur immobilier, propriétaire du bâtiment sur le flanc duquel avait été ôté Slave Labour en février, ne s'en était pas caché: «Nous sommes des businessmen et notre premier souci est de faire de l'argent.»
Déclarations contradictoires
Sincura Group, après avoir évoqué une vente à Miami, avait de son côté prétendu espérer que l'œuvre pourrait intéresser un acquéreur britannique qui aurait pu «la rendre à la communauté» - un comble! -, ce qui n'est évidemment pas arrivé. Cette fois, la société argue de risques de dégradation de No Balls Game par d'autres tagueurs pour justifier son appropriation de la fresque. Et tente de faire avaler la pilule aux riverains en promettant de reverser les recettes de la vente à une organisation caritative locale.
«À qui appartient le street art? La question est complexe et sans réponse directe. Il y a le point de vue légal, le point de vue de la perception éthique, le point de vue opportuniste. Cela renvoie aussi à la question plus large de l'utilisation de l'espace public et de l'impact du graffiti et du street art sur le public», commente Cedar Lewisohn, lui-même graffiteur à Londres et auteur du livre Street Art. The Graffiti Revolution (Merrell).
Banksy, lui, comme à son habitude, est resté muet sur l'événement. Caché par une capuche et la voix déguisée lors de ses rares apparitions, il a tenu dans le passé des déclarations contradictoires sur ces OPA sur son travail. Il a incriminé les «gestionnaires de hedge funds qui veulent découper les graffitis pour les accrocher au-dessus de leur cheminée».
Cela dit, sur son site Internet, ce chouchou des maisons d'enchères à la cote exponentielle ironise en citant Henri Matisse: «Embarrassé par les prix élevés atteints par mes toiles, je me suis vu condamné à ne devoir plus peindre que des chefs-d'œuvre.»
À qui appartiennent les graffitis?
Banksy et ses pairs n'ont pas la loi de leur côté pour protéger ou revendiquer leur art. Dans le droit anglais et français, «le propriétaire du bâtiment sur lequel l'œuvre de street art a été créée est de facto le propriétaire du graffiti», explique Annabelle Gauberti, avocate associée, fondatrice de Crefovi, cabinet spécialisé dans les industries créatives. Il est en droit de l'enlever de son mur et son accord est nécessaire à qui voudrait y toucher.
Créer une œuvre sauvage dans la rue est pénalement répréhensible. En France comme en Angleterre, un graffiteur, ou un graffeur, est passible d'une amende (de 3700 euros si le délit est léger) voire d'une peine de prison. «C'est ce qui est arrivé à Miss.Tic, indique l'artiste de street art Ernest Pignon-Ernest, en parlant de sa consœur. Non seulement, elle a dû détruire ses graffitis mais, en plus, elle a écopé d'une amende.»
Pour éviter tout ennui de justice, Banksy, comme la plupart des artistes de street art, ne signe jamais ses œuvres. «Le risque pénal est trop gros pour qu'un graffiteur revendique ses droits d'auteur sur un graffiti, fait sur la voie publique, sans autorisation préalable, même en ayant un très bon avocat», précise Annabelle Gauberti. Voilà qui explique le silence de l'artiste anglais après que deux de ses œuvres - Slave Labour et No Ball Games - ont été découpées de leur mur et mises aux enchères. Pour vivre de leur art, les artistes de rue créent des œuvres «légales», exposées dans des musées ou dans des galeries, qu'ils peuvent vendre, ou acceptent des commandes artistiques.
Depuis 2008, l'organisme Pest Control authentifie les œuvres de Banksy, mais uniquement celles qui sont «légitimes, sans lien avec une activité illégale», précise l'avocate.
Ces découpes de graffitis sont-elles une menace pour le street art? «Si l'art urbain devient des pièces que l'on enlève à la rue pour les mettre dans son salon, alors cela n'a plus aucun sens. C'est la négation même de l'art, estime Ernest Pignon-Ernest. Ceux qui enlèvent les œuvres de leur mur sont stupides et cupides. On a volé le dernier dessin que j'ai collé dans Paris. J'ai alors prétendu que ce n'était plus mon œuvre, car le street art, c'est la conjoncture d'un lieu, d'une image et d'un univers. Le dessin isolé n'est rien.»
Quand les graffitis rhabillent le mobilier urbain
Gaël Coto
- Par, Alexandra Michot
Depuis quelques années, les graffitis s'affranchissent des murs de la cité pour s'afficher en galeries. Le succès de deux expositions récentes - au Grand Palais et à la Fondation Cartier - a contribué à la reconnaissance du «street art» comme un art à part entière. Or, les fresques bombées sans autorisation sur les murs sont difficiles à déplacer. Les galeries n'exposaient donc que des graffitis réalisés sur toile, ce qui décevait un peu les amateurs.
Pour replacer le graffiti dans son contexte, Claude Kunetz, producteur de cinéma et créateur de la galerie Wallworks(Xe), a donc demandé à dix-neuf des meilleurs graffeurs et graffiteurs du moment (JonOne, Kongo, Tilt, Lazoo, Scope…) de s'exprimer sur du mobilier urbain parisien. «Il m'a fallu six mois pour récupérer différentes pièces - plaques de station de métro, cabine téléphonique, panneaux de signalisation…- auprès de collectionneurs privés.» Car le but n'était pas de vandaliser du mobilier en service. «Certains artistes ont d'ailleurs mis du temps avant de s'attaquer au mobilier, note Claude Kunetz. Une boîte à lettres ou un feu de signalisation, c'est la provocation ultime. C'est nettement plus surveillé qu'un mur, et c'est aussi plus difficile à travailler que la surface plane d'un mur.» Quand on flâne au milieu des différentes pièces, accrochées non pas comme dans un musée mais comme dans la rue, force est de constater que les graffeurs ont surmonté l'interdit avec panache. On se prend même à rêver que La Poste, la Ville ou la RATP s'inspirent de l'exposition pour le prochain habillage de leur mobilier.
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