Apocalypses grinçantes à Dunkerque
Sur le thème du chaos et de la mort, Jean-Jacques Aillagon confronte les trésors contemporains de la collection Pinault à des œuvres de maîtres anciens. Une carte blanche à la beauté terrible.
Par, Eric Bietry-Rivierre
Choc à Dunkerque où Jean-Jacques Aillagon, l'ancien ministre de la Culture, met en regard des pièces emblématiques de la collection Pinault avec des œuvres empruntées aux musées environnants. Il a construit son parcours sur le thème de la souffrance et de la finitude. Soit dix sections sur la guerre, les catastrophes et autres apocalypses - violences, tortures, détresses, ravages, anéantissements - et enfin espérance, résistance et apaisement. Des rapprochements faits sourd sans cesse cette vérité que la mort a hanté, hante et hantera toujours l'homme.
Le premier effroi est dû à Maurizio Cattelan. L'Italien hyperréaliste a figuré Jean-Paul II terrassé par une météorite (2000). Sur le flanc, le pape agrippé à son crucifix comme à une bouée semble endurer le mal universel. Sa foi sera-t-elle la plus forte? La proximité de cette statue avec une série de photos de Claude Druelle montrant la chute de grues au-dessus des houillères du Nord semble signifier qu'aucun empire n'est éternel. Du même Cattelan, neuf gisants sont installés à même le béton brut du lieu. Depoland, un entrepôt des années 1950 aux briques blanc sale, courageusement transformé en un espace d'exposition éphémère sur 1000 mètres carrés, ajoute son âpreté. L'endroit n'a rien à voir avec les palais vénitiens, écrins désormais pérennes des acquisitions Pinault. Il ressemble au Tri postal, un autre bâtiment désaffecté mais situé à Lille, que le milliardaire avait investi en 2007 avec la même audace.
Aux neuf corps sous leur suaire de marbre de Carrare (2008), Aillagon en a ajouté un dixième: un transi encore plus glacial. Prêt du Musée d'Arras, ce magnifique squelette de marbre grouillant de vers a été sculpté par un anonyme au milieu du XVe siècle. Auparavant, une compression taxidermiste cubique d'Adel Abdessemed (2010) affirme déjà que les corps sans âme ne sont que matière. Formes vulgaires et malléables à loisir. Ce cube de charognes n'est qu'une nature morte de plus à proximité d'une peinture flamande de trophées de chasse et de photos de chevaux dans un bloc opératoire prises par Victor Boullet.
Saisie au moment de son déclenchement, une autre violence est livrée sans gants dans une vidéo de Bruce Nauman. Elle diffuse en boucle un inventaire de toutes les explosions nucléaires filmées jusqu'en 1976. Le sol vibre. Elle voisine avec une Lapidation de saint Étienne de Diego Polo, un baroque espagnol. Même stupeur, même tremblements.
Au centre du parcours en forme de dédale, Fucking Hell des frères Chapman irradie comme le neuvième et ultime cercle de l'enfer de Dante. Ces neuf dioramas renfermant 30.000 figurines s'activant dans des charniers insensés conversent avec les Désastres de la guerre, célèbre et terrible série d'eaux-fortes d'un Goya horrifié par la soldatesque napoléonienne. «À Dunkerque, j'aurais pu opter pour Bosch ou pour Jacques Callot», commente le commissaire. Vues de la loggia, les vitrines d'acier rouillé des Chapman dessinent une croix gammée. Cette horreur à échelle industrielle avait débuté en 1937. C'est d'ailleurs la date d'une trouvaille venue du Musée de Roubaix: Guernica, mère et enfant de Jean Lasne, artiste tué en 1940. 1937, c'est l'année du bombardement méthodique des Junkers de la Légion Condor. C'est aussi l'année de la réponse de Picasso. Le petit tableau de Lasne en est une curieuse variation.
Le choix sonne juste
Choquant également ce mur de photos de nazis d'opérette, Dancing Nazis de Piotr Uklanski (2008), malheureusement présenté sans son dancefloor resté au Palazzo Grassi. On s'amuse, non sans une certaine honte, à identifier des acteurs ayant joué des SS dans des films d'après-guerre. Cette ironie acide semble contagieuse. Elle a atteint le Belge Leo Copers qui a installé une mitrailleuse devant des sacs de sable en satin chair (Sans titre, 1986, Frac Nord-Pas-de-Calais). Ou Life is Beautiful écrit à coups de couteaux plantés dans la toile par Farhad Moshiri (2009). Ou encoreBear and Rabbit on a Rockde Paul McCarthy (1992). Soit deux peluches géantes, un ours et un lapin, copulant joyeusement. Ici, comme dans le grand paravent chinois Stranger than Paradise(2011) de Yang Jiechang, l'accouplement impossible et la sexualité débridée sont les marques d'un paradis enfin atteint. Dans cet ailleurs, pas de différences, pas d'antagonismes…
Le choix de Dunkerque pour cette exposition sonne juste ; la ville ayant subi une dizaine de sièges au cours de son histoire et ayant été détruite lors de la Seconde Guerre mondiale. Dommage que la fin du parcours déçoive par des œuvres moins fortes mais l'évocation de la paix et de la joie de vivre retrouvée peut-elle être plus stimulante que les noirceurs si séduisantes qui précèdent? Car, en vérité, pour un artiste, qu'y a-t-il de plus vivant qu'une danse macabre? Et n'oublions pas qu'à l'origine «apocalypse» signifiait «révélation». René Char parlait de l'homme comme d'une «enclave d'inattendu». Ainsi en est-il de son art, contrairement à ses pulsions et à ses idéologies. En sortant du Depoland, on tombe sur un local syndical. L'entrée, décrépite, est surmontée de ce mot «L'Avenir». Une ultime installation? Un dernier sarcasme? Non, la dure et grinçante réalité. Tel est l'effet de l'art, de nous faire sentir le réel avec plus d'acuité.
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