Le café du Croissant, 146 rue Montmartre à Paris.
«Ils ont tué Jaurès ! » Ce cri, lancé le soir du 31 juillet 1914 à Paris, dans la salle du café du Croissant, sis au 146, rue Montmartre, ne cesse de répercuter son écho. Repris par la foule qui s’était amassée devant le lieu où était tombé, sous les balles d’un militant d’extrême droite, le fondateur et directeur de l’Humanité, il fera bientôt le tour du globe terrestre avec ce corollaire : « C’est la guerre. »
Déflagration guerrière
De Londres à Tokyo en passant par Bruxelles, Berlin et Saint-Pétersbourg, la mort du leader français de l’Internationale ouvrière, fondée sous l’égide de Friedrich Engels en 1889, marquait en effet la mise en berne du drapeau internationaliste que l’association avait jusque-là opposé à un conflit voulu depuis plusieurs années par les grandes nations capitalistes, opposées sur les terrains coloniaux européens, africains et asiatiques. Jaurès assassiné, le principal rempart militant et intellectuel de l’association à la montée du péril de la déflagration guerrière qui allait se déclencher dans les jours qui suivirent, mis à bas, la plupart des dirigeants socialistes, abandonnant la stratégie de grève générale défendue contre la guerre, rallient les unions sacrées.
Le chemin de la confrontation, qui devait être court, s’embourbera pendant quatre ans, faisant des millions de morts dont plus de la moitié civils. La comparaison de la Première Guerre mondiale avec la Peste noire du Moyen Âge est-elle exagérée? Le fait est qu’avec elle, l’humanité entrait en grand dans une modernité « suant le sang et la boue par tous les pores » et que le véritable signal du déclenchement de la « boucherie » fut lancé le soir du 31 juillet 1914. De sa « brutalisation » et de la mise en sommeil de sa raison surgiront de nouveaux « monstres » et « caprices ». Ses rescapés tentèrent d’oublier pour vivre. En 1944, en France, ils proclamèrent les « jours heureux », qui étaient appelés des vœux de Jaurès. Face à ceux qui entendent les « défaire méthodiquement », à pas feutrés ou avec fracas, l’Humanité appelle à se souvenir, pour l’année qui vient, et ceci « au-delà du souffle d’un soupir », de l’œuvre et de l’action de celui dont l’assassinat, il y a 99 ans, marquait la tentative d’emporter l’esprit de résistance, de tolérance, de socialisme, de démocratie et de progrès qu’il incarnait.
Aller à l'idéal
Dans son Histoire socialiste, Jaurès, qui entendait se placer « sous la triple inspiration de Marx, Michelet et Plutarque », paraphait : « Je suis avec Robespierre et c’est avec lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. » Il écrivait sur la Révolution française et inscrivait, 114 ans après la prise de la Bastille, son combat dans la continuité de son action. Souci d’héritage? De fidélité, plutôt. La table est ouverte pour qui veut, ce mercredi 31 juillet, à 11 heures, avec Jaurès, s’asseoir au Croissant. Mais c’est pour parler de Jaurès au présent et en présence de Patrick Le Hyaric, directeur de l’Humanité. Le café du Croissant, à deux pas des premiers locaux du journal, est un de ces lieux qui jouent un vilain tour aux bourreaux et aux assassins de ceux qui payèrent de leur vie leur soif d’« aller à l’idéal », mais aussi à ceux qui prétendent avoir oublié le « cap » fixé : c’est la force d’espérance qu’ils portent qui réalise l’humanité dans l’histoire et c’est elle seule qui résonne éternellement.
Il y a 99 ans, le 25 Juillet 1914, à Lyon Vaise, l'ultime discours de Jean Jaurès contre la guerre, cinq jours avant son assassinat
25 Juillet 1914 : à Vaise, l’ultime discours
de Jaurès contre la guerre, cinq jours
avant son assassinat
Cinq jours avant son assassinat, Jaurès vient à Lyon, le 25 Juillet 1914, aider Marius Moutet qui
sollicite les électeurs de Vaise pour un mandat de député. Il vient donc le soutenir mais, dans son
désarroi, notre tribun oublie cette tâche, pour crier le mélange de tristesse, d’angoisse et
d’espérance qui l’étreint à la veille de la guerre : cette guerre qui se profile, et qui, il le sait, va
écraser toute une jeunesse et avec elle une partie de l’espérance des peuples. Dans un souci
pédagogique, Jean Jaurès expose à son auditoire certaines des causes du conflit mondial qui
s’annonce, et l’engage à tout faire pour s’opposer à cette guerre. Cela va devenir un véritable
texte de référence à contre-courant.
« Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ! »
Voici donc le dernier discours de Jean Jaurès, et celui-ci fut prononcé dans une salle de LyonVaise pleine à craquer, salle au 51 de la rue de Bourgogne qui n’existe plus aujourd’hui ; il n’y a
plus qu’une plaque pour le garder en mémoire.
Cinq jours après, Jaurès était assassiné au café du Croissant, à Paris. Trois jours plus tard, la
guerre était déclarée... et les socialistes faisaient tout le contraire des propos qu’avait prônés
Jaurès.
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« Citoyens,
Je veux vous dire ce soir que jamais nous n’avons été, que jamais depuis quarante ans l’Europe n’a
été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l’heure où j’ai la
responsabilité de vous adresser la parole.
Ah ! citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture
diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demi-heure, entre l’Autriche et la Serbie, signifie
nécessairement qu’une guerre entre l’Autriche et la Serbie va éclater et je ne dis pas que si la guerre éclate
entre la Serbie et l’Autriche le conflit s’étendra nécessairement au reste de l’Europe, mais je dis que nous
avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes à l’heure actuelle, des chances terribles et
contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l’Europe tentent les efforts de solidarité suprême
qu’ils pourront tenter.
Citoyens, la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces et si l’Autriche envahit le territoire slave, si les Germains, si la race germanique d’Autriche fait violence à ces Serbes qui sont une partie
du monde slave et pour lesquels les slaves de Russie éprouvent une sympathie profonde, il y a à craindre et à
prévoir que la Russie entrera dans le conflit, et si la Russie intervient pour défendre la Serbie, l’Autriche
ayant devant elle deux adversaires, la Serbie et la Russie, invoquera le traité d’alliance qui l’unit à
l’Allemagne et l’Allemagne fait savoir qu’elle se solidarisera avec l’Autriche. Et si le conflit ne restait pas
entre l’Autriche et la Serbie, si la Russie s’en mêlait, l’Autriche verrait l’Allemagne prendre place sur les
champs de bataille à ses côtés.
Mais alors, ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est
le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France et la Russie dira à
la France : « J’ai contre moi deux adversaires, l’Allemagne et l’Autriche, j’ai le droit d’invoquer le traité
qui nous lie, il faut que la France vienne prendre place à mes côtés. » A l’heure actuelle, nous sommes peut-
être à la veille du jour où l’Autriche va se jeter sur les Serbes et alors l’Autriche et l’Allemagne se jetant sur
les Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu.
Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas
m’attarder à chercher longuement les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l’a dit et j’atteste
devant l’Histoire que nous les avions prévues, que nous les avions annoncées ; lorsque nous avons dit que
pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des ambitions, des convoitises et des
conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous qui avions le souci de la France.
Voilà, hélas ! notre part de responsabilités. Et elle se précise, si vous voulez bien songer que c’est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la lutte entre l’Autriche et la Serbie et que nous,
Français, quand l’Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui
opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous
faire pardonner notre propre péché en pardonnant les péchés des autres.
Et alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l’Autriche : « Nous vous passons la BosnieHerzégovine, a condition que vous nous passiez le Maroc » et nous promenions nos offres de pénitence de
puissance en puissance, de nation en nation, et nous disions à l’Italie : « Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l’autre bout de la rue, puisque moi j’ai volé à l’extrémité. »
Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà
l’incendie. Eh bien ! citoyens, nous avons notre part de responsabilité, mais elle ne cache pas la responsabilité des autres et nous avons le droit et le devoir de dénoncer, d’une part, la sournoiserie et la brutalité de la
diplomatie allemande, et, d’autre part, la duplicité de la diplomatie russe. Les Russes qui vont peut-être
prendre parti pour les Serbes contre l’Autriche et qui vont dire : « Mon cœur de grand peuple slave ne supporte pas qu’on fasse violence au petit peuple slave de Serbie. » Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie
au cœur ? Quand la Russie est intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une Bulgarie, soidisant indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l’Autriche : « Laisse-moi faire et
je te confierai l’administration de la Bosnie-Herzégovine. » L’administration, vous comprenez ce que cela
veut dire, entre diplomates, et du jour où l’Autriche-Hongrie a reçu l’ordre d’administrer la BosnieHerzégovine, elle n’a eu qu’une pensée, c’est de l’administrer au mieux de ses intérêts.
Dans l’entrevue que le ministre des Affaires étrangères russe a eu avec le ministre des Affaires étrangères de
l’Autriche, la Russie a dit à l’Autriche : « Je t’autoriserai à annexer la Bosnie-Herzégovine à condition que
tu me permettes d’établir un débouché sur la mer Noire, à proximité de Constantinople. » M. d’Ærenthal a
fait un signe que la Russie a interprété comme un oui, et elle a autorisé l’Autriche à prendre la BosnieHerzégovine, puis quand la Bosnie-Herzégovine est entrée dans les poches de l’Autriche, elle a dit à
l’Autriche : « C’est mon tour pour la mer Noire. » - « Quoi ? Qu’est-ce que je vous ai dit ? Rien du tout ! »,
et depuis c’est la brouille avec la Russie et l’Autriche, entre M. Iswolsky, ministre des Affaires étrangères de
la Russie, et M. d’Ærenthal, ministre des Affaires étrangères de l’Autriche ; mais la Russie avait été la complice de l’Autriche pour livrer les Slaves de Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie et pour blesser au
cœur les Slaves de Serbie. C’est ce qui l’engage dans les voies où elle est maintenant.
Si depuis trente ans, si depuis que l’Autriche a l’administration de la Bosnie-Herzégovine, elle avait fait du
bien à ces peuples, il n’y aurait pas aujourd’hui de difficultés en Europe ; mais la cléricale Autriche tyrannisait la Bosnie-Herzégovine ; elle a voulu la convertir par force au catholicisme ; en la persécutant dans ses
croyances, elle a soulevé le mécontentement de ces peuples.
La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de
l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme
dans un cauchemar.
Eh bien ! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce
que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison
même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui
pour les hommes une guerre européenne.
Vous avez vu la guerre des Balkans ; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille,
soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la
terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus
cent mille hommes sur trois cent mille.
Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une
armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel
massacre, quelles ruines, quelle barbarie ! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur
nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé.
Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste
quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos
camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de l’Autriche et je crois que
notre bureau socialiste international est convoqué.
Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où
nous sommes menacés de meurtre et, de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le
salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand
nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.
J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements. Mais j’ai le
droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix. »
Jean Jaurès discours prononcé à Lyon-Vaise le 25 Juillet 1914
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