mercredi 13 novembre 2013

Surréaliste, quelque chose qui cloche.




Éros en veille surréaliste au Centre Pompidou






Formidable exposition à Beaubourg sur l'objet transformé en symbole subversif par Duchamp, Dali ou Bellmer.




Surréaliste, le terme est devenu prêt-à-l'emploi pour désigner quelque chose qui cloche. Une invasion de fourmis dans une main inerte, le ta­manoir qui s'en régale ou une baguette de pain portée comme un chapeau. ­­Ab­surde comme la rencontre d'une machine à coudre et d'un parapluie (tirage homonyme de Man Ray, 1933). Il faut donc une certaine bravoure pour le prendre à bras-le-corps et lui rendre sa vraie nature subversive où l'absurde joue le rôle du sorcier, où l'art renvoie aux lettres et aux poètes, où l'intellect allié à l'inconscient est toujours un rien menaçant pour la paix des méninges. «L'Objet surréaliste», c'est cet obscur objet du désir qu'il s'agit de cerner, de dépoussiérer, de légender en archéologue objectif pour lui rendre sa vigueur, sa nouveauté, toute la paternité de sa longue descendance.
<i>La Poupée</i>, Hans Bellmer, 1933-1934.
Auréolé du triomphe de son expo­sition «Edward Hopper» au Grand ­Palais, Didier Ottinger s'est manifestement délecté de cette figure imposée. Ici, tout doit être lumineux pour le visiteur de 7 à 77 ans (et plus si affinités), happé dans le jeu du clair-obscur qui transforme le Centre Pompidou en un train fantôme. Dans la pénombre, les 12 salles sont des tableaux presque vivants, articulés comme La Poupée de ce diable deBellmer. S'y cache une leçon de choses surréalistes, une poupée gonflable de 2013 (rhabillée et studieuse) et des soupirs d'amour d'époque, grâce à la sonorisation de Radovan Ivsic en 1959. Ici, tout doit être signifiant. C'est-à-dire témoigner en direct et sans ­accumulation roborative de cette force mentale bizarrement à l'œuvre. Pas d'overdose de preuves. Seulement 200 œuvres triées sur le volet. Presque autant de chefs-d'œuvre (une renversante salle Alberto Giacometti) pour une histoire de la pensée à suivre comme le chemin jalonné de pierres blanches du Petit Poucet.
<i>Porte-Bouteilles, </i>Marcel Duchamp, 1914.<i></i>
La parole est en premier à Marcel Duchamp, «le plus fidèle compagnon du surréalisme» puisque ce maniaque de l'idée deviendra le scénographe de leurs expositions et le designer de leurs catalogues, concevra même la porte de la galerie Gravida que fonde André Breton en 1937 (à lire, le Dictionnaire de l'objet surréaliste, Éditions du Centre Pom­pidou & Gallimard). Son Porte-Bouteilles a l'âge d'un jeune poilu de 1914. Cent ans après, ce Martien reste toujours incongru malgré l'avalanche de commentaires et les innombrables sosies de ses ­suiveurs. Ce hérisson de métal marque la «Préhistoire du surréalisme», c'est-à-dire l'objet dadaïste, au même titre que la pelle au musée, les mannequins de Chirico, aveugles ­comme Œdipe, les torsions de métal de Man Ray en relief ou en photos, ses Champs délicieux d'une beauté folle.

Union contre-nature

À quoi tient cette beauté surréelle? À un certain décalage du regard qui la voit toute nue dans l'objet trouvé et la transforme en objet symbolique, aussi parlant qu'un mythe, un rêve ou un fantasme, en associant librement sa forme pure à un corps étranger, union contre-nature qui crée le rébus visuel. L'œil comprend tout, sans sous-titres, de La Boule suspendue de Giacometti, à la fois jouet d'enfant et note érotique, au Soulier de Gala, trophée de Dali à la fois mignon et scatologique. Une caméra joue la mouche inquisitrice et projette sur les murs-écrans les détails lourds de sens de ces mariages psychanalytiques, miniatures de l'art éveillé qui restent des énigmes parfaites.
À côté, La Poupéeà quatre jambes de Bellmer incarne l'innocence et le péché, la luxure et l'impassibilité sadienne. Éros rôde comme Le Minotaure de Max Ernst dans cette exposition savante qui fait revivre les grandes expositions surréalistes, comme on ouvre un flacon. Il y a du ­mirage dans l'air. Summum à la Galerie Daniel ­Cordier à l'hiver 1959. Le héros du jour est «Éros». C'est un lettré et un mâle, mince et bien mis, un homme d'ordre et de hiérarchie qui crée le désordre et en jouit sauvagement. Comme les hôtes de ce Festin cannibale créé par Meret ­Oppenheim, vraie Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch depuis son portrait à l'encre par Man Ray et sa propre tasse velue achetée par le MoMA en 1936. Le film du vernissage montre les invités, la femme palpitante posée en surtout de porcelaine au milieu de la nappe et des crustacés, les visiteurs qui tournent autour de cette cage aux ­fauves.
Éros, art de la jungle? Dans les salles pieuses de ce Mastaba surréaliste, le ­Gallois Richard Burton pourrait revenir pousser son cri d'amour pour Liz Taylor, «belle au-delà de tous les rêves pornographiques». Ces libertaires, révoltés au-delà de la guerre, ont le même feu sacré, un feu dévorant incroyablement pugnace.

Nouvelle guerre des sexes

«La Rue» leur appartient. Pour montrer l'héritage du surréalisme dans l'art contemporain, Didier Ottinger a posé à onze artistes une question qui renvoie à autant de salles historiques et chronologiques: ainsi le «mail art» de Mark Dion l'encyclopédiste empile les colis envoyés au commissaire du Centre Pompidou (Package, 2013) et annonce «Le Surréalisme en exil». Invités à la tri­bune du musée, ces porte-parole ont répondu par une œuvre qui en dit long aussi sur leur psyché. Subversion et sexualité, intellect, rêves et pulsions primitives, voilà le terreau des artistes d'hier, petit cercle d'élus batailleurs qui a donné naissance à tant d'enfants spirituels. Que reste-t-il de leurs amours étranges?
Dans la pénombre de cette Rue, les références s'allument sur le sol comme des flash-back de films noirs. «Rue faible», «Rue sauvage», promet la scénographie inspirée. La plus en phase avec l'esprit savamment sexué de ces drôles d'ancêtres est Mona Hatoum, subtile Libanaise de Londres, qui a tricoté un collier d'araignée avec ses propres cheveux frisés. Ses boules légères comme des animaux marins inconnus font face à Marcel Duchamp «connu pour son aversion des poils, qui se rasait lui-même comme un cycliste et imposait à ses partenaires d'être totalement glabres», souligne l'historien d'art.
Une poupée-sorcière
Philippe Mayaux, Prix Marcel-Duchamp 2006, a moulé chaque partie de la femme aimée et son corps rose bonbon ainsi décomposé est devenu une vitrine fort symbolique. Plus difficile est la confrontation de Cindy Sherman, papesse de la photographie américaine, à La Poupée de Bellmer, vision glauque et fascinante de l'érotisme et de l'orgie. Masochiste, Cindy Sherman a créé une poupée-sorcière, vieille, obscène, d'une trivialité repoussante.
Éros, où es-tu? Pas chez Théo Mercier, star de Lille3000 et de son «Phantasia», où les tasses prennent nez phallique et seins de nourrice comme des clowns Grand Guignol. Le jeu trouble du désir qui fait trembler Piccoli dans Grandeur Nature a disparu dans cette nouvelle guerre des sexes où la femme et son mystère ne semblent plus l'enjeu.
«Le surréalisme et l'objet», jusqu'au 3 mars au Centre Pompidou.





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