dimanche 20 octobre 2013

Vinícius de Moraes, l'âme du poète








Avant de composer de la musique et de devenir le parolier mythique de la bossa nova, Vinícius de Moraes fut avant tout un poète. À l'occasion de son centenaire, Didier Lamaison, écrivain, mais aussi traducteur de poésie brésilienne, amoureux du "poetinha" ("petit poète"), nous livre un éclairage aussi franc qu'instructif sur son oeuvre et la façon dont il est perçu au Brésil.

Publié le 18/10/2013 à 20H38, mis à jour le 19/10/2013 à 19H37

Par Annie Yanbékian
Journaliste, responsable de la rubrique Jazz-Classique-Musiques du Monde de Culturebox

Didier Lamaison, écrivain et traducteur, rêve depuis des années de faire publier en France une anthologie des oeuvres de Vinícius de Moraes. Il a traduit sa poésie avec passion. Jusque-là, il n'est pas parvenu à convaincre son éditeur (Gallimard) du bien-fondé de son entreprise. Or, dans un pays comme la France qui entretient un lien affectif si étroit avec le Brésil, l'absence d'une version traduite des poésies de l'illustre Brésilien demeure incompréhensible. Dans l'espoir que cette aberration soit réparée, donnons la parole à l'un des plus ardents défenseurs de "Vinícius".

Quelle place Vinícius de Moraes occupe-t-il, selon vous, dans la poésie brésilienne ?
- Je suis assez spécialisé dans la traduction de la poésie brésilienne, et en particulier de celui qui est réputé être le plus grand poète, Carlos Drummond de Andrade. Mais après ce dernier, je considère sans aucune hésitation possible que Vinícius est le plus grand poète brésilien de la seconde partie du XXe siècle, ce qui choque pas mal de gens.

Pourquoi est-ce que cela choque ?
- Parce que Vinícius continue à être victime, au Brésil même, du fait que son nom a été associé à l’immense popularité de la bossa nova, au point qu’on l’assimile même à cette musique. Et être un poète, parolier, musicien, chanteur comme il l’a été, avec le plus grand succès, ça passe mal auprès des intellectuels brésiliens. Ce qu’on ne sait pas, c’est que la littérature brésilienne, que par ailleurs j’aime beaucoup, est une littérature très intello, très recherchée, très sophistiquée, et pas du tout populaire. En France, on a un point de vue totalement faux là-dessus. La grande entrée de la littérature brésilienne sur le marché français fut Jorge Amado, qui est en effet le grand écrivain populaire, magnifique, somptueux, extraordinaire, de Bahia.

Jorge Amado constitue donc une exception dans les lettres brésiliennes... au même titre que Vinícius.
- Nous croyons en effet que derrière Jorge Amado, il doit y avoir bien d’autres choses de la même veine. Ce n’est pas vrai. C’est une littérature de haut niveau, mais intégralement sophistiquée, intellectuelle, spéculative. Vinícius, ce n’est pas ça du tout. Vinícius, c’est l’inspiration à l’état pur, la poésie faite sang coulant dans les veines. Mais il n’est toujours pas admis comme grand poète par les Brésiliens eux-mêmes ! C’est un état de fait contre lequel je lutte, qui m’insupporte ! Le snobisme généralisé de l’élite intellectuelle brésilienne - s’ils m’entendent dire ça, ils ne seront pas contents, mais c’est pourtant bien ce que je pense - fait qu’on ne veut pas donner droit de cité à Vinícius comme grand poète.

On retrouve au Brésil le fameux antagonisme entre extrême popularité et crédit auprès des élites...
- Tout le monde adore Vinícius, rares sont ceux qui osent en dire du mal. Mais personne n’osera vous dire à quel point le contexte intellectuel demeure extrêmement réfractaire à la réception de Vinícius dans le Panthéon des grands écrivains brésiliens, ça c’est évident. Comme s’ils voulaient prendre une espèce de revanche : il a tout connu, tout gagné, tout remporté, il a eu tous les triomphes de son vivant, et maintenant, il le paye ! On va le mettre un peu au placard, il y a un peu de ça... Il y a très peu de thèses faites sur Vinícius. De tous les grands auteurs à succès du Brésil de la seconde moitié du XX siècle, il est sans doute le moins étudié dans le cadre de l’université. C’est assez significatif.

La femme, l'amour, la mort, thèmes de prédilection de Vinícius

Quelques mots pour qualifier la poésie de Vinícius ?
- Lyrisme, musicalité -mais c’est la même chose-, femme ! Tout au long de sa vie, il a parsemé cette veine purement lyrique dont il a fait essentiellement des chansons. J’ai lu toute sa poésie.Celle qui m’intéresse le plus, c’est celle qui a été mise en musique. Je reviens essentiellement sur le Cancioneiro, le corpus de toutes ses paroles de chansons qui est vraiment absolument sublime.Mais il y a d'autres poèmes magnifiques, même s'ils sont très courts pour certains, qui n'ont pas forcément fait l'objet de chansons :
« Le matin m’obscurcit, la journée me tarde
Au soir je fais nuit, avec la nuit, j’arde
À l’ouest la mort, contre qui je vis
Au sud asservi, l’est est mon or
Que d’autres mesurent pas à pas ce qu’endure
Je meurs hier, je nais demain
L’espace fait mon chemin
Mon temps est quand »

Comment la poésie de Vinícius a-t-elle évolué au cours de sa vie ?
- Il y a plusieurs Vinícius selon les époques : il y a un Vinícius métaphysique, un Vinícius plus social, mais celui qui ne cesse de m’enchanter, c’est le Vinícius lyrique. Le lyrisme incarné, jusqu’au bout des ongles. Tout ce qu’il fait, c’est chantant ! C’est le chanteur de l’amour… et de la mort. C’est toujours associé. Avec une espèce de géographie métaphysique, même cosmique, du corps de la femme, en permanence, qui est absolument inouïe, associée à des images, mais pas des images pompeuses ou prétentieuses. Le corps de la femme associé au cosmos, à la lune, avec un naturel… Chez tout autre poète, ça prendrait tout de suite des dimensions hugoliennes, de pose, mais là, pas du tout ! Je vous donne un petit exemple de ce lyrisme :
« Sonnet de la séparation (à ne pas confondre avec la chanson du même titre "Soneto da separação" co-signée par Jobim et Moraes, ndlr)
Là-haut, dans le ciel, une lune a lui, pleine et blanche
Ce spectacle saisi, la femme à mes côtés a tressailli
Et sans mot dire, s’est consentie
Je les ai laissées, à l’aube née
Chacune pleine et blanche, à découvert
L’une perdue et l’autre abandonnée
Lune au ciel et l’autre nue sur la terre
Je n’en étais pas quitte
La plus friande m’emplit l’esprit dont j’aimais lui faire offrande
Tant d’amour et de vie suis en besoin
Moi qui avais laissé dans ma fièvre
Un sourire de chair sur ses lèvres
Une goutte de lait sur son sein »
Chez Vinícius, il y a la présence de la mort, toujours liée à l’amour, que ce soit la mort de l’amour ou tout simplement la mort au sommet de l’amour, la mort comme fin de la passion fusionnelle.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ces périodes métaphysiques, sociales, de Vinícius ?
- Le Vinícius métaphysique, c’est surtout celui de la première période, des premières publications, du début des années 30 aux années 40. Ensuite, quand je parle d’une poésie sociale, ce n’est pas du tout une poésie engagée comme chez Pablo Neruda. Mais c’est une poésie populaire qui prend en compte le quotidien du peuple sans grand thème explicitement politique. À l'exception de quelques poèmes sur la question des Noirs dont il fut tout de suite un grand défenseur. Au départ, il était religieux. Longtemps, il a été très chrétien, puis, à la maturité, il est devenu, disait-il lui-même, trop matérialiste pour continuer à entretenir la flamme chrétienne en lui ! Mais peu à peu, en vieillissant, parce qu’il était très sensible à la magie des choses, indépendamment de la religion, il est devenu de plus en plus sensible au candomblé. À la fin de sa vie, il disait qu’il espérait qu’un jour, le candomblé deviendrait la religion officielle du Brésil !

Vinícius de Moraes écrivait-il plus volontiers de la poésie en rime ou en prose ?
- Question importante. Il a commencé à faire de la poésie dix ans après la grande explosion du modernisme brésilien, qui, comme en France et en Europe, avec le surréalisme, etc., a eu d'abord une fonction de démolition de toutes les formes classiques. Sans doute pour cette raison, il a commencé à écrire des vers en forme libre pour la plupart, avec un ton très parlé. C’était la mode. Mais très rapidement, il a commencé à réagir lui-même contre ça en adoptant un verset de type claudélien - Claudel ayant eu beaucoup d’influence sur lui à cette époque -, c’est-à-dire comme un verset biblique. Puis, assez rapidement, sans doute forcé par le cadre contraignant de la chanson, il s’est mis à écrire de la poésie à forme fixe. Et il a notamment réhabilité le sonnet, dont il s’est même fait le champion au Brésil. Voilà encore une des raisons pour lesquelles les intellectuels disent que Vinícius est un attardé ! Il est devenu, dans ce qui est pour moi la période la plus belle, la plus créative de son œuvre, un champion du poème à forme fixe. Comprenne qui pourra, juge qui voudra, mais moi, je trouve ça magnifique ! Je n’ai rien contre le vers libre ! Vinícius trouve une liberté tout à fait incroyable dans le cadre contraignant du sonnet. On ne le sent pas contraint à nous balancer une rime qui n’a pas grand sens parce qu’il manque quelques pieds pour faire l’alexandrin, le décasyllabe ou l’heptasyllabe, ses trois rythmes favoris, l’heptasyllabe (sept pieds) étant le vers fondamental de la poésie populaire brésilienne.

Existe-t-il des oeuvres de Vinícius encore inédites au Brésil ?
- Des amis -chercheurs, universitaires brésiliens- viennent de retrouver un recueil de poèmes posthumes, et il y en aura probablement d’autres. Un livre renfermant des poèmes écrits tout au long de sa vie, depuis son adolescence jusqu’à sa mort, jamais remis à un éditeur pour publication. Il existe plusieurs dossiers qui contiennent des manuscrits de Vinícius cédés par sa famille. Un total d’environ 500 poèmes inédits, des choses inachevées, des ébauches… Le dépouillement n’est probablement pas terminé.

Quelles sont les principales difficultés lorsque l'on traduit de la poésie du portugais au français ?
- Ce qui est le plus facile à traduire, c’est la poésie la plus intello. Et le plus difficile à traduire, c’est la poésie la plus populaire. Ça ne fait pas de doute. Par exemple, Chico Buarque écrit des textes d’une grande simplicité, tout comme Vinícius, sauf que pour lui les thèmes sont beaucoup plus variés, alors que pour Vinícius, c’est la femme, la femme, la femme ! Chico Buarque écrit d’une façon extrêmement dépouillée, populaire et très difficile à traduire, je vous assure ! En revanche, la poésie intellectuelle, réputée difficile à lire, prise de tête, c’est très facile ! Il suffit de traduire mot à mot ! À ce titre, Vinícius est donc assez difficile à traduire. Mais ce sont des difficultés stimulantes et heureuses.

(Propos recueillis par A.Y à Paris le 3 septembre 2013)










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