mardi 7 mai 2013

Suspendre l'instant : l'impressionnisme




Du Havre à Paris : l'impressionnisme à fleur d'eau






              En Ile-de-France et en Normandie, des expositions coïncident pour une exceptionnelle réunion d'œuvres, où la réfraction est synonyme de réflexion.

     Par Eric Bietry-Rivierre


Il y a deux ans, le festival Normandie impressionniste avait reçu plus d'un million de visiteurs. Pilotée par Pierre Bergé, Laurent Fabius,Erik Orsenna et Jérôme Clément, la deuxième édition compte faire mieux. Avec, à partir d'aujourd'hui et pour cinq mois, plus de six cents événements labellisés, de La Hague au Tréport. Comme en 2010, quand elle avait notamment aligné onze cathédrales deMonet, Rouen se taille la part du lion. Un thème bateau, celui du miroitement aqueux,  Éblouissants reflets , justifie un rassemblement de cent tableaux et photographies anciennes dont 65 sont des prêts étrangers. «C'est dans l'eau que s'exprime le mieux l'audace des Monet, Renoir, Caillebotte, Morisot ou Sisley, explique Sylvain Amic, le directeur des musées de la ville. C'est là que ces artistes sont les plus libres, s'approchant au plus près d'un monde de lumière, de matière et de couleurs, détaché du simple souci de fidélité au réel. Les reflets apparaissent comme une métaphore des temps nouveaux: incertains et changeants. En somme, là réside le berceau de l'art mo­derne.»
En prélude, dans quelques représentations néoclassiques de Narcisse se mirant dans l'onde, on devine des nymphéas. Et, à proximité, un Garçon couchéde Cézanne tourne le dos à une rivière. Lui n'a plus rien d'allégorique. C'est un jeune homme de son temps, seulement un peu mélancolique. Tel est le sentiment dominant lorsqu'on cherche la vérité de l'instant. Cette quête, Corot, Jongkind et Boudin l'avaient déjà entreprise. Mais Monet trouve le Graal en la systématisant, comme le prouve sa représentativité dans la sélection (un quart des œuvres) et notamment une réunion exceptionnelle de ses huiles hollandaises. Moulins, voiles et demeures amsterdamoises se fondent dans l'air comme ils se diluent dans l'eau. Chaque fois avec des techniques différentes, plus ou moins pointillistes, tantôt faites d'empâtements, tantôt de zigzags ou d'aplats, selon l'atmosphère du moment.

               Suspendre l'instant

Rapidement est abolie la règle d'un tiers d'eau et de terre pour deux tiers de ciel. «Je voudrais être toujours devant ou au-dessus de l'eau et, quand je mourrai, être enterré dans une bouée», affirme Monet. Depuis Turner, il est loin d'être le seul à se souhaiter une telle apothéose marine. Sisley travaillait sur les inondations, Caillebotte construisait des yoles et des périssoires d'où il a beaucoup étudié la nature. L'exposition montre même qu'avoir un atelier flottant était déjà, au moins depuis Daubigny, une mode, une posture d'artiste. Léon Peltier peint celui de Monet. Ce sont des documents rares, qui chantent une bohème flottante, aussi poétique et stratégique que celle de Montmartre.
Caen. «Petites paysannes se baignant à la mer vers le soir» d'Edgard Degas (vers 1869-1875).
Barques, ponts, villages, régates, peupliers se réverbèrent pareillement dans la Seine, de manière virtuose. «Fixer à la volée ce qui passe, ou du moins en donner la sensation, est déjà terriblement difficile, remarque Monet. Mais sur cette chose mobile et toujours en voie de transformation qui est l'eau, quel problème!» On sait combien il adora ce défi toute sa vie, au point de creuser un étang à Giverny.
Ses nymphéas dans lesquels plongent ses derniers regards jusqu'à produire des toiles quasiment abstraites subjugueront les générations suivantes. À commencer par celle des photographes. Eux aussi cherchent à suspendre l'instant, Daguerre, Le Gray, Baldus, Marville réussissent les premiers à raccourcir le temps de pose. Quand à Atget, il tombe dans le même bassin fleuri. Deux spectaculaires épreuves de Nymphéas, venues du MoMA de New York, égalent les travaux du maître quoiqu'elles soient en noir et blanc. Le secret évanescent du motif aqueux, cher à Debussy ou Ravel, est percé par un moyen mécanique. «Avant que les scientifiques ne le démontrent, les peintres ont su que toute matière pouvait se comporter comme une onde», conclut Sylvain Amic. Caen, sur le thème des loisirs balnéaires, et Le Havre, qui présente les ultimes séries portuaires de Pissarro, détaillent d'autres chapitres de cette surprenante intuition.
Le Havre. «L'Anse des Pilotes, Le Havre, matin, soleil, marée montante» de Camille Pissarro (1903).
Le budget de Normandie impressionniste est constant, à 5 millions d'euros, financés à 80 % par les collectivités locales, 2 % par l'État et 18 % par le privé. Les recettes en 2010 avaient dépassé 4 millions d'euros, soit 1 million de plus que prévu. Le Havre avait ainsi pu acheter un Pissaro et un Corot. L'intérêt pour cette épopée de la décomposition et de la recomposition de la lumière semble toujours aussi vif.
Programme complet sur www.normandie-impressionniste.fr




Impressionnisme: pour en finir avec 10 idées reçues









            Toutes les réponses aux questions sur ce courant d'Art moderne qui a rassemblé des artistes venus de tous les horizons.

C'est un mythe hollywoodien, bien illustré par Kirk Douglas dans le film de Vincente Minnelli en 1956: le peintre en chapeau de paille qui découvre que les champs de blé existent. Au Louvre, des paysages d'Alexandre François Desportes (1661-1743), le peintre des chiennes de Louis XV, sont les témoignages d'une pratique très ancienne du «pleinairisme», qui n'a pas attendu l'invention de la peinture en tube. Et on peut multiplier les exemples au XIXe siècle, avec Michallon, Corot ou les peintres de Barbizon.
Édouard Manet s'est bien gardé de participer aux huit expositions impressionnistes. Dans certains de ses tableaux, commeArgenteuil(1874, Tournai, Musée des beaux-arts), il montre aux jeunes peintres, qui le considèrent comme leur parrain, qu'il peut aussi bien qu'eux saisir les variations de la lumière, mais il se garde bien de se ranger dans la cohorte de ces «indépendants».
Au contraire, cet article de 1874, si on se donne la peine de le lire en entier, est plein d'esprit et au second degré. Leroy plaisante et place le mot «impression» dans la bouche d'un vieux maître ridicule totalement dépassé. Cet article, qui éreinte en riant, dans la presse amusante, est ce qui est arrivé de mieux à ce petit groupe hétérogène qui n'avait pas réussi à se fédérer autour d'un nom.
Les conseils régionaux de Haute et Basse-Normandie aimeraient tellement le faire croire! Si Frédéric Bazille, qui rêvait de fonder un groupe de jeunes artistes, n'était pas mort avant les autres, à la guerre, en 1870, le centre de gravité du mouvement se serait peut-être situé du côté de Montpellier. Monet a tant aimé le midi, Bordighera et Monaco, il a été si heureux de peindre à Venise - etRenoir dans sa maison des Collettes à Cagnes-sur-Mer, Cézannedevant la Sainte-Victoire!
Bien des «chers maîtres» sont régulièrement tournés en ridicule par les plumes acerbes des journalistes. On se moque de Jean-Léon Gérôme, d'Ernest Meissonier, dont les personnages semblent faits pour être vus au microscope, de Félix Ziem, qui expose des «raclures de palettes», et ces artistes adulés qui vendent très cher s'en portent fort bien. Aucun d'eux ne joue les martyrs.
La France balnéaire et rurale des impressionnistes n'est-elle pas au contraire une France du passé en train de disparaître? La Grenouillère où on s'amuse et les champs de coquelicots charment les amateurs américains parce qu'on y reconnaît une France idéalisée, ce sont des œuvres qui ne montrent ni le monde ouvrier ni la misère paysanne. C'est le très officiel Fernand Cormon, en 1893, qui peint Une forge (Musée d'Orsay), tandis que Monet multiplie les Meules et les Cathédrales, images de la France d'hier.
Leur génial marchand, Paul Durand-Ruel, qui a su les aider avec une grande intelligence et miser sur eux, est monarchiste et tient ouvertement les propos les plus conservateurs. Renoir parle avec amour du peuple des artisans d'avant 1789, son fils Jean, le cinéaste, a recueilli ses phrases les plus réactionnaires avec délectation. C'est un anarchiste de droite, nostalgique de la douceur de vivre du XVIIIe siècle. Degas, dont la tante et la sœur sont duchesses, est un grand bourgeois collectionneur qui conserva toute sa vie, avec une indépendance d'esprit totale, beaucoup des préjugés de sa famille.
Il a souffert de la faim et a sans doute voulu mettre fin à ses jours, mais le Monet de Giverny est un homme riche et fastueux, qui possède des liasses d'actions et dépense sans compter, pour ses plantes rares et pour son automobile.
Monet au XXe siècle invente une ­peinture lyrique, faite en atelier, qui n'a plus rien à voir avec les paysages peints dans la nature de l'époque de La Pie (Musée d'Orsay). Renoir ose peindre, quant à lui, des figures mythologiques et allégoriques, des nymphes et des bergers grecs. En réalité, l'un comme l'autre ont rompu sans le dire avec l'impressionnisme et exploré des voies qui seront très fructueuses au XXe siècle. Le Monet qui inspire Pollock n'est pas le Monet impressionniste. Le Renoir qui marque le Picasso de la période rose est un Renoir devenu classique, bien loin de la première exposition de 1874. Au point qu'à la lumière des dernières expositions les historiens de l'art osent murmurer que la période impres­sionniste proprement dite n'est peut-être pas la plus passionnante de leurs carrières.
C'est vrai au début, mais ils héritent en cela des romantiques de la Bohème et ne sont que les derniers en date d'une longue lignée d'artistes qui ont su ­brandir la précieuse malédiction ­comme un drapeau. Renoir expose ­régulièrement au Salon officiel, reçoit de nombreuses commandes de ­portraits. Il se rend en chaise roulante, à la fin de sa vie, au Musée du Louvre pour voir un de ses tableaux accroché dans le sanctuaire officiel de l'art. ­Monet, quant à lui, termine sa vie ­comme un dieu fleuve vénéré et ­respecté, à qui son ami Clemenceau commande le cycle des Nymphéas pour fêter la victoire de 1918. Monet incarne alors la grande peinture française.












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