vendredi 5 avril 2013

Roberto Segre à La Havane








Par,Graziella Pogolotti 


Je l’ai connu alors qu’il venait d’arriver à Cuba. Il était accoudé au comptoir du département d´art de la Bibliothèque Nationale, plongé dans son travail, réunissant un grand nombre de diapositives. Architecte, Roberto Segre faisait partie de l´important contingent d´intellectuels qui, provenant d’Europe et surtout d’Amérique Latine, étaien venus dans l´île afin de contribuer, chacun à sa manière, à faire la Révolution. C’étaient des économistes, des gens de théâtre, des architectes, des porteurs de rêves et de diverses expériences. Ils ont contribué, depuis leurs domaines respectifs, à la circulation des idées de l´époque. Ils se sont intégrés dans la vie quotidienne du pays, assumant les pénuries et les dangers, participant bénévolement aux travaux volontaires et intervenant dans les polémiques du moment.

Plus qu’un constructeur, Roberto Segre avait une vocation d´enseignant, d’historien et de critique de l´architecture, considéré comme un facteur déterminant dans la configuration d´une culture. C’est pour cette raison que la nouvelle de sa mort absurde, victime d´un vulgaire accident de la route, nous accable.
Il a livré de nombreuses batailles au long de sa vie, prenant comme axe central le lien entre l´architecture, la société et la culture. L´un d´eux, toujours en attente, était orienté vers la nécessité de favoriser le développement de la critique des œuvres conformant l´univers construit, la dimension culturelle qui, pour le bien ou pour le mauvais, affecte la façon de vivre de tous les habitants du pays. Le faux débat entre la fonction et l´esthétique a gravité négativement sur l´analyse d´un problème qui affecte l´habitat et qui se répercute, en termes de valeurs, sur la nécessaire prise en charge populaire de la ville comme quelque chose de propre, méritant ses soins et sa protection.

L´accomplissement effectif d´une pensée critique exige le soutien d´une histoire de l´architecture. Très tôt, Roberto Segre a reconnu la portée du travail précurseur de Joaquín Weiss. Il s’est proposé de continuer ce projet fondamental et il est devenu un historien de l´architecture sous deux de ses aspects : celui qui se réfère à la relecture du passé lointain et celui qui convertit le présent dans l´histoire. Ce dernier étant risqué, sujet aux erreurs dérivées de l’excès de la proximité mais constituant une façon de compiler des informations au milieu de la clameur contradictoire d´une époque, avec la résultante de pourvoir au tri initial des événements et au témoignage du climat d´une époque. Il n´était pas limité à laisser une vaste œuvre écrite. Professeur à la CUJAE, il a fondé une école des historiens qui ont suivi ses empreintes et qui ont poursuivi la recherche d’une réalité changeante, mais malheureusement les résultats de ses travaux n’ont pas dépassé le milieu des spécialistes de cette sphère, n’intervenant pas directement dans le remaniement conceptuel du processus de la culture nationale.

Professeur de l´École des Lettres et des Arts durant plusieurs années, il a enseigné à lire l´architecture et la ville. Il a fait du concept de dessin un point d´articulation entre les coordonnées de la société, de l´économie et de l´esthétique. Il a modifié l´approche traditionnelle de l´architecture, inspirée par la vision de Beaux-arts et axée sur la simple description des plantes et des façades, pour la centrer sur l´organisation et l´orientation et le sens des espaces, révélant la véritable essence du Baroque. Pour  la ville, il a introduit l´analyse critique par le biais de l´étude des plans régulateurs de son développement proposés par Haussmann, un modèle de projet de la modernité avec toutes ses répercussions dans l´ordre de la spéculation urbaine et de la ségrégation sociale. De même, l´analyse du Bauhaus a permis une approche rénovatrice du phénomène de l´avant-garde, liée aussi à l’œuvre des grands architectes du XXe siècle, depuis Le Corbusier jusqu’à Frank Lloyd Wright et Oscar Niemeyer.

Pour Segre, la recherche sur l´histoire de l´architecture à Cuba a constitué le point de départ vers des horizons plus larges. Sans reculer devant l’immense travail, il s’est d’abord tourné vers l´étude de la région des Caraïbes pour entreprendre ensuite le panorama de l´Amérique Latine de nos jours. La mort l’a surpris lorsque cette dernière œuvre était sur le point de conclure. Résident au Brésil ces dernières années, Segre n’a jamais perdu le contact avec Cuba. Lors de ses visites régulières il offrait des ateliers, des séminaires et des conférences. Il a écrit pour nos publications. Il a maintenu un dialogue créatif avec ses collègues et ses disciples d´hier. C’était un homme ayant de profondes convictions, Argentin, Cubain et aussi Latino-américain. À La Havane, il était un des nôtres. Souvent controversé, souvent mal compris, il ne se comportait pas comme un intellectuel éloigné des réalités concrètes. Son combat a dépassé la salle de classe et les lettres. Après le IV Congrès de l´Union des Écrivains et des Artistes de Cuba (UNEAC), il rejoint l´équipe de direction de l´institution pour y ouvrir un espace destiné à la conception environnementale.

Roberto Segre demeure parmi nous à travers ses textes, le souvenir et les actions de ses disciples, ainsi que pour sa trajectoire exemplaire d’intellectuel tourné vers la tâche culturelle conçue comme une amélioration sociale et de l’homme.

















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