dimanche 28 avril 2013

Matisse s'était mis aux papiers découpés




Matisse, confidences de papier





 Pourquoi l'artiste a-t-il soudain troqué ses pinceaux contre des ciseaux ?      Réponse au Cateau-Cambrésis, sa ville natale


Par 


On a trop longtemps dit que Matisse s'était mis aux papiers découpés parce qu'il était trop vieux et trop malade pour peindre», assène Patrice Deparpe. Dans son exposition, ce brillant conservateur adjoint du Musée Matisse du Cateau-Cambrésis, la ville natale de l'artiste, tord le cou à la légende. Il donne d'autres raisons, bien plus probantes, qui expliquent quelques-unes des plus éclatantes réussites de l'artiste, telles les planches de Jazz, les vitraux de la chapelle du Rosaire à Vence ou encore les grands formats finals d'inspiration polynésienne et florale… Fort de la donation faite l'année dernière par la famille (*) de 443 formes gouachées non utilisées dans les œuvres, et qui n'avaient jamais été montrées (d'où leur surprenante fraîcheur), Deparpe détaille la genèse et l'intensification d'un processus créatif mis au point vers 1941, après l'ablation réussie d'une tumeur cancéreuse. Henri Matisse a alors 72 ans, il se sent revivre. Il ne reviendra quasiment plus à la peinture de chevalet.
Le découpage l'occupera - l'obsédera - les vingt dernières années de sa vie. Les photos de son appartement du boulevard Montparnasse, de sa villa Le Rêve à Vence ou de sa chambre à l'hôtel Régina de Nice, envahies de formes jusqu'à en submerger son lit, sont célèbres. Avec l'aide d'une assistante, il passait un temps infini à agencer ses découpes entre elles, orchestrant la manœuvre de la pointe d'une baguette, les faisant fixer contre le mur avec une aiguille de couturière lorsqu'il jugeait la disposition bonne.
L'extrait d'un documentaire signé Frédéric Rossif (jamais diffusé car Matisse le trouvait mal éclairé et l'avait refusé) montre avec quelle sûreté le vieil homme utilise les ciseaux. Algues, palmes, oiseaux, fleurs, coraux, poissons, tantôt simples comme un cœur, tantôt complexes comme une acanthe mais toujours très précisément colorées: ces formes semblent naître toutes seules, d'une image mentale, sans hésitation.

               Le vieux fauve

«Matisse, commente Patrice Deparpe, puise allègrement dans le répertoire de ses souvenirs tahitiens, des réminiscences volontairement laissées à maturation durant seize ans. Les plongées dans les atolls, le farniente sur les plages des Tuamotu ou sur le port de Moorea se sont cristallisés à la manière du Maroc et de l'Algérie pour Delacroix. Contrastes, couleurs et lumières pures, confusion des plans, ils alimentent désormais toute l'œuvre…» Le but du vieux fauve? «Créer directement dans la couleur, avec, comme il le dit lui-même, une grande variété de sensations et un minimum de moyens, résume le conservateur. Le coup de ciseau remplace le trait de contour et le laisse libre d'ajouter de la couleur ou d'en retirer.»
La couleur est ici à comprendre comme un matériau, et les découpes comme un lexique. En révélant les «pièces» non retenues - à ne pas confondre avec les chutes dont certaines, notamment les surfaces évidées, ont également été conservées -, l'exposition donne l'épaisseur du dictionnaire matissien. Toutes ces feuilles, Canson ou simples papiers de cagettes de fruits, ont été minutieusement inventoriées.
Accrochées aux cimaises, leur succession révèle par-delà la beauté plastique de leur prolifération, de passionnantes variations. On y repère par exemple les prémices du Lanceur de couteaux, du Lagon, d'Icare ou du Cauchemar de l'éléphant blanc de la série Jazz. De même on voit comment le second «z» de Jazz évoluera jusqu'à devenir la spirale de carrés de L'Escargot, chef-d'œuvre de 1953 malheureusement resté à la Tate Gallery de Londres.
«Matisse part d'une forme et, en la composant, la modifiant, l'associant, arrive à une autre qui elle-même engendrera par ajouts un nouvel élément qui générera sa propre signification», résume le commissaire de l'exposition. Il s'est ainsi amusé à traquer les découpages similaires présents dans Coquelicots, Images à la sauvettePierre à feuFleurs et fruits ou encore dans les audacieuses chasubles noires ou roses créées par un Matisse plus modiste que jamais…
Cet amour du patron colorié le caractérise. Il vient de loin. Des paréos océaniens, des premiers essais pour plusieurs créations des années 1930 dont La Danse et le Grand Nu couché. Et encore plus profondément du ­Cateau-Cambrésis de l'enfance, quand la ville tirait gloire et richesse de sa tradition textile. On notera que les ­ciseaux qu'emploie ce descendant de tisserand sont ceux du tapissier et que de son propre aveu, il avait mis «six mois à les apprivoiser». Pour lui, ils n'étaient pas de simples outils mais des instruments. Ainsi l'exposition résonne comme un juste retour des choses: Matisse, c'est de la très haute couture.
• «Matisse, la couleur découpée», jusqu'au 9 juin au Musée départemental Matisse, Palais Fénelon, Le Cateau-Cambrésis (59). Tél.: 03 59 73 38 00. museematisse.cg59.fr. Catalogue Somogy, 224 p., 35 €.
(*) Le Musée Matisse de Nice a bénéficié d'une donation équivalente à celle du Cateau-Cambrésis et la ville organise du 21 juin au 23 septembre huit expositions simultanées en hommage à l'artiste.









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