mardi 9 août 2011

Les polémiques années soixante

À l´aube des années soixante du siècle dernier, le méridien intellectuel d´Amérique passait par La Havane.

Autor: Graziella Pogolotti

La Révolution cubaine n´était pas – et ne l´a jamais été – un événement local. L´image des barbus a parcouru le monde, vêtue d´un halo romantique, une démonstration palpable de la force potentielle des faibles affrontant un pouvoir injuste. Etant peu armés, exempts d´appui externe, les quelques survivants du Granma avaient mis en échec, en moins de deux ans, une armée professionnelle approuvée par l´impérialisme. En marge de prisons doctrinaires, l´utopie et le réalisme s´étaient conciliés pour ouvrir le pas à la transformation sociale et culturelle du pays. Tout cela arrivait dans le contexte d´un processus décolonisateur qui, pour la première fois, établissait des vases communicants entre les opprimés d´Asie, d´Afrique et d´Amérique Latine.





Les journalistes du premier monde débarquaient par centaines. Peu connaissaient l´île. Les mieux informés l´associaient à la production du sucre et du tabac. Ils ont découvert les uniformes élimés des guérilleros, les barbes, les colliers, les cheveux en batailles, le rhum et la musique du tropique, le Tropicana et le Chori dans les cabarets de la plage. Dans une manière de régir qui abandonnait les formalités à l´utilisation, les discours des dirigeants, en permanent dialogue avec les masses, rejetaient une rhétorique usée.


Ensuite sont arrivés les intellectuels. Un grand nombre d´entres eux, incapables de déchiffrer une réalité inconnue, venaient chercher des réponses pour les débats qui ont scindé la gauche dans l´immédiate après- guerre. Quelques latino- américains ont aspiré à s´intégrer à ce processus. Ils étaient des professeurs des écoles d´art, des dramaturges, ils ont travaillé comme journalistes pour Prensa Latina . La rapide création d´institutions culturelles réclamait la participation de nombreux spécialistes. Quelques- uns, nourris de manuels, ont prétendu offrir des leçons. À la lumière de la Révolution cubaine, d´un côté comme de l´autre de l´Atlantique, la gauche percevait un second souffle.


En effet, durant la guerre la lutte antifasciste avait favorisé le développement de puissants partis communistes en Europe occidentale, au côté d´une intense gauche non militante. Les intellectuels ont assumé un engagement politique sartrien. Dans le contexte de la guerre froide, l´impérialisme a concentré un de ses objectifs stratégiques dans le camp de ceux qui contribuaient à conformer l´opinion publique.


McCarthy s´engraissait à Hollywood et portait l´action répressive à ceux qui furent qualifiés de philocommunistes et cryptocommunistes. Chaplin s´installa en Europe. D´autres partirent au Mexique. Beaucoup n´ont pas pu s´échapper et ont été marqués, leurs vies brisées pour toujours, de délateurs ou de marginaux. La CIA a conçu un travail de captage et a promu un ensemble de revues : Encounter pour anglophones, Preuves pour les francophones et Cuadernos pour les hispaniques. Le pouvoir de convocation de ces revues a été faible. Cuadernos se couvrait de poussière dans les kiosques.


Vers la fin des années cinquante, certains signes de crise se percevaient au sein de la gauche intellectuelle, influencé par les erreurs du stalinisme et par les événements de Hongrie. C´est alors que la Révolution cubaine a fait irruption. Le retour de l´ancienne espérance a produit une commotion sur le plan politique et culturel. La gauche se regroupait nouvellement. Surpris par la portée des événements, l´impérialisme a modifié sa tactique. L´Alliance pour le progrès essayait de lever des obstacles face à l´influence de la Révolution. À Washington, le Congrès reconnaissait la nécessité d´introduire des changements structurels en Amérique Latine avec une réforme agricole modérée.





Le nouveau visage du socialisme latino-américain se formait à Cuba de manière organique, à partir des rêves accumulés durant cent années de lutte et à la chaleur des coups assénés par les différentes formes d´agression impériale. Le débat interne autour des voies pour atteindre le but était élucidé dans de nombreuses publications périodiques et se projetait vers le Continent, où se répercutait dans le reverdissement de revues orientées vers des thèmes politiques et culturels. Depuis Nuestra Industria , le Che montrait l´exemple en entamant, avec des spécialistes renommés comme Charles Bettelheim et Carlos Rafael Rodriguez, un débat ouvert sur d´essentiels thèmes économiques pour la construction du socialisme.


Sur le terrain spécifique de la culture, on proclamait le lien entre l´avant- garde politique et l´avant- garde intellectuelle. Le concept implique l´engagement participatif des écrivains et des artistes dans le débat d´idées et la conjonction dans le projet émancipatoire du programme politique et de la rénovation des langages artistiques. L´expérience historique soviétique démontrait que, dès le début de la révolution d´octobre, la conduite culturelle de Lunacharski avait favorisé ce dialogue productif interrompu ensuite à partir de l´instauration doctrinaire du réalisme socialiste, origine d´une rupture qui a éloignée le mouvement intellectuel du modèle russe. Ce fond a promu les polémiques qui ont animé les plus importantes revues cubaines de l´époque et, principalement, la Gaceta de Cuba, organe de l´UNEAC (Union des Écrivains et Artiste de Cuba). « Il y a seulement une Culture » soutenait un document des cinéastes, avec lequel ils affirmaient la nécessité de s´approprier de toute la tradition accumulée. Mirta Aguirre ouvrait une discussion prolongée en soulignant la définition de classe adoptée par Lénine. En réponse à José Antonio Portuondo, Ambrosio Fornet alertait sur les dangers qui pouvaient dériver de l´application du terme "décadent" à une zone de la création. Les deux courants de pensée aboutiraient dans les points de vue opposés de Blas Roca et Alfredo Guevara en ce qui concerne la politique de distribution cinématographique. Le contrepoint s´en remettait à une référence historique bien connue et, sur un plan plus théorique, à l´évolution de la pensée esthétique.


L´originalité du projet cubain, depuis son émergence de guérilla, jusqu´à sa définition anti- impérialiste et décolonisatrice, a attiré une nouvelle génération d´acteurs politiques et un vaste spectre d´intellectuels du monde, beaucoup d´entres eux formateurs de l´opinion publique. Des congrès et des festivals convoquaient des personnalités de positions idéologiques dissemblables. Sartre, Nathalie Sarraute et Marguerite Duras passaient par La Havane. Les consacrés d´Amérique Latine, Pablo Neruda et Miguel Angel Asturias, coïncidaient avec les protagonistes du futur immédiat. Avec sa maison d´édition, son concours littéraire, ses départements d´arts plastiques et de théâtre, la Casa de las Américas sauvait des hiérarchies et mettait en circulation des écrivains jusqu´alors inconnus. Sans écarter la création, la revue Casa accordait un espace fondamental aux idées qui prenaient force dans les palpitations du moment.


L´ Alliance pour le progrès avait constitué une réponse tactique à l´irruption de la Révolution cubaine. Le rôle joué par La Havane comme centre de convergence des intellectuels a accéléré la crise des publications conçues comme instruments de la guerre froide. La revue Casa de las Américas offrait un échantillonnage d´idées qui encourageaient la réflexion et le débat autour des problèmes essentiels de la contemporanéité et plaçait au niveau continental des textes représentatifs d´une nouvelle avant- garde. La contre- offensive culturelle exigeait, pour la première fois, la formulation d´un projet adressé, en gros, à un destinataire latino- américain. Les répercussions du projet cubain déplaçaient l´Amérique Latine de la périphérie du monde. Les sources de financement parrainées par la CIA allèrent vers la création de Mundo nuevo , un nom significatif qui définissait un réajustement des nouvelles circonstances, qui faisait allusion dans son ambiguïté à une zone géographique inscrite dans une vague référence de modernité. L´animateur de la revue serait Emir Rodriguez Monegal, un latino- américain.


Mundo nuevo faisait partie d´une manœuvre séductrice destinée à neutraliser la gauche intellectuelle latino- américaine. Après l´étape maccartiste, de suspicion accrue en ce qui concerne le monde de l´académie et de la création artistique, quand l´entrée aux Etats- Unis était interdite aux communistes, philocommunistes, cryptocommunistes et à d´autres dénominations du même acabit, une politique sélective a ouvert les portes à des personnalités ayant un passé et un présent politiquement engagé. Ils ont pu prendre part à des congrès, à des réunions du cadre universitaire avec un grand déploiement dans les médias. Derrière le jeu apparentement d´ouverture se structurait un programme idéologique qui, dans la pratique, reprenait le discours de la neutralité de la culture et écartait la notion de l´engagement. Le soutien des promoteurs de la revue contribuait à placer les auteurs favorisés sur le marché éditorial de langue hispanique. Nonobstant, la tentative réformiste dura peu. Parmi les collaborateurs de Mundo nuevo , certains se sont séparés de la voie de la Révolution. D’autres, ont terminé par découvrir les cartes cachées dans cette manœuvre. La Casa de las Américas a révélé l´apparition du "nouveau roman latino- américain". Mundo nuevo ressenti les bases du boom.


Le jeu de la séduction dura peu de temps. La révélation des sources de financement de la revue parrainée par la CIA corrobora le fond politique du projet, tel et comme cela avait été signalé par La Havane dès le moment de sa germination. Avec un nouveau parrainage, celui de la Fondation Ford, la revue a survécu au scandale sans sauvegarder la résonance initiale.


L´histoire prenait d´autres directions. Aux illusions du réformisme succéda le temps des dictatures qu´il noierait dans le sang une génération d´intellectuels latino- américains.
















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