Les arts sous l'Occupation : un sombre âge d'or
Par,Eric Bietry-Rivierre
Brassaï (1899-1984) | ||||
Répétition du Désir attrapé par la queue chez Picasso | ||||
16 juin 1944. Photographie, épreuve aux sels d'argent. 23 x 18 cm | ||||
BNF, Estampes et Photographie | ||||
Cette photographie a été prise le 16 juin 1944 dans l'atelier de Picasso, 7, rue des Grands-Augustins, à Paris, où, pour les remercier et les faire photographier par Brassaï, l'artiste avait invité tous les participants à la première lecture du Désir attrapé par la queue, la farce théâtrale qu'il avait écrite du 14 au 17 janvier 1941. Cette lecture avait eu lieu le 19 mars dans l'appartement de Zette et Michel Leiris avec la participation de l'intelligentsia parisienne. Debout, de gauche à droite : Jacques Lacan, Cécile Eluard, Pierre Reverdy, Louise Leiris (Les Deux Toutous), Zanie Aubier (La Tarte), Picasso, Valentine Hugo, Simone de Beauvoir (La Cousine). Assis : Sartre (Le Bout rond), Albert Camus (metteur en scène), Michel Leiris (Le Gros Pied), Jean Aubier (Les Rideaux) et Kazbek, le berger afghan de Picasso. Ne se trouvent pas sur cette photo : Dora Maar (L'Angoisse Maigre), Germaine Hugnet (L'Angoisse Grasse), Raymond Queneau (L'Oignon) et Jacques Bost (Le Silence). Né en 1899, Brassaï, le photographe d'origine hongroise, avait rencontré en 1932 Picasso, qui lui avait demandé de photographier ses sculptures en Normandie et dans l'atelier de la rue de La Boétie. Il devait lui demander un nouveau travail dans l'atelier de la rue des Grands-Augustins de 1943 à 1946. Brassaï a réalisé un grand nombre de photos de "Picasso à l'atelier", notamment en 1939, pour le magazine Life. Le tournage des «Enfants du Paradis», de Marcel Carné, a débuté à Nice en 1943.Crédits photo : Pathé Films EXPOSITION- Au Musée d'art moderne de la Ville de Paris,quatre cents œuvres créées durant ces temps mauditstémoignent d'une formidable vivacité.dans les archives et auprès de témoins, parmi lesquels Arno Breker, En 1993, Laurence Bertrand Dorléac publiait L'Art de la défaite. Cette somme parue au Seuil était le fruit de quinze années d'enquête le sculpteur préféré de Hitler. Pour la première fois, le champ culturel et artistique en France entre 1940 et 1944 se trouvait intégralement et sérieusement étudié. Chez les peintres, sculpteurs, écrivains, cinéastes et musiciens, l'historienne confirmait bien des faits révoltants (actes de collaboration, compromissions, lâchetés) mais dissipait aussi nombre de clichés. Du point de vue qui l'occupait, ces années-là avaient été bien plus complexes et les conduites bien plus changeantes que ce qu'on en avait conclu à l'aune de la Shoah. La tragédie, connue par l'immense majorité seulement après guerre, avait en effet induit une vision manichéenne: d'un côté une petite poignée de résistants, de l'autre la vaste masse des collaborateurs, au mieux passifs. Aujourd'hui, avec la commissaire Jacqueline Munck, Laurence Bertrand Dorléac décline sa thèse et ses nuances au Musée d'art moderne de la Ville de Paris, dans une exposition aussi riche que rigoureuse. Elle a structuré un parcours de près de 400 œuvres dues à une centaine d'artistes, connus ou pas, en quatorze sections. Ici des typologies d'artistes: les emprisonnés, les exilés, ceux qui restent actifs au grand jour, les propagandistes de la réaction, ceux qui louvoient - et qui sont les plus nombreux -, les clandestins. Là des moments phares comme l'ouverture du Musée national d'art moderne, en août 1942, avec aux cimaises des Tanguy, Picabia, Léger et Matisse. Là encore des zooms passionnants comme celui sur la galerie Jeanne Bucher, qui, mine de rien, expose Klee et Kandinsky ; Joseph Steib:«Le Conquérant», 1942 .Crédits photo : Joseph Steib/Photo © Klaus Stoeber/MAMVrétrospective consacrée à Joseph Steib, un peintre Steib, un peintre .au trait naïf et féroce qui, dans sa cuisine de la banlieue de Mulhouse, caricaturait le führer. Tout commence en 1938 avec la première rétrospective surréaliste, où les commissaires ne peuvent s'empêcher de trouver prémonitoires les sacs de charbon empilés par Duchamp et les poupées démembrées de Bellmer. Ces œuvres, à nouveau rassemblées ici, renvoient plutôt à l'actualité violente des années proches: guerres du Rif, d'Espagne, fascisme déjà dévastateur hors de nos frontières… Déjà les camps se sont multipliés. Ils vont proliférer en autant d'enfers parallèles. Deux cents en France, où seront enfermées entre 1938 et 1946 quelque 600 000 personnes, signale une notice au mur. Parmi elles, des artistes étrangers ou français. Ils vont s'entêter à créer. Les vestiges de leur production, papiers, carnets ou petites constructions réalisées avec des matériaux de récupération, émeuvent bien sûr parce qu'ils ont survécu. Mais surtout, en particulier lorsqu'elles sont d'inspiration surréaliste ou abstraite, ces pièces crient que personne n'entendait s'arrêter de penser. D'autres artistes ont fui ou se sont tenus cloîtrés en un exil intérieur. Tel Picasso dans son atelier de la rue des Grands-Augustins. Sa production d'alors, abondante, où la femme-refuge voisine avec le crâne de la vanité et la nature morte, et qui semble avoir été aiguillonnée par les critiques nauséabondes de Vlaminck, ne sera montréequ'après guerre. Et puis il y a les «cigales». Les Allemands les tolèrent, les apprécient aussi. Car il s'agit, en continuant de faire ce qu'on sait faire, d'alléger la dureté du moment. Prendre un crayon, un pinceau ou monter sur scène est alors un exutoire. Parfois il se teinte d'une protestation voilée. Même quand la peinture est abstraite ou le spectacle, simple distraction. Tout de même, comment expliquer un tableau aussi accablant que Rue de Paris 43, d'André Fougeron? Exposé au Salon des Tuileries, on y voit des silhouettes faméliques et des enfants cherchant à se nourrir dans des poubelles. En fait, du moment qu'elle était exempte d'un quelconque «esprit juif» ou explicitement résistant, la création à Paris a été libre de se développer. Django Reinhardt enregistre Nuages. Gallimard triple son chiffre d'affaires. Deux cent vingt films vont être tournés en quatre ans. La plupart des voix de la modernité ont même trouvé à s'exprimer. Les Bazaine, Lapicque, Estève, Fautrier, Henri Michaux n'ont pas attendu le Débarquement pour travailler à une nouvelle abstraction. Au Salon d'automne de 1943, Braque était à l'honneur. Quelques semaines plus tard, de Staël exposait à la galerie Bucher. Et on constate que Dubuffet a fait émerger l'art brut avant la Libération. Autrement, bien sûr, sous le radar de la censure, une autre vivacité s'activait. Le Silence de la mer de Vercors et Liberté d'Éluard étaient diffusés clandestinement. Cette créativité-là, avec celle des artistes prisonniers dans les camps, seront seules exemptes de suspicion à l'heure des procès. Mais au total, ce que révèle «L'art en guerre» est un foisonnement extrême. Un paradoxe à l'heure du chaos et des destructions? «L'Occupation était intolérable et nous nous en accommodions fort bien», a confié Sartre. Il résumait sans tabou la situation générale des arts et lettres d'alors. Finalement, les artistes et les intellectuels sont des gens comme tout le monde. Ni plus ni moins Crédits photo : Seuil |
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