Le Louvre emporté par le Rhin
- Par,Eric Bietry-Rivierre
L'exposition sur l'esthétique allemande de 1800 à 1939 est riche et originale, mais sa construction par grands thèmes demande au visiteur d'être un bon germanophile.
Partant de Goethe, la nouvelle exposition du Louvre, De l'Allemagne1800-1939, s'articule en trois thèmes: la référence à l'Antique, la notion de paysage et la question de l'individu. Ce parti pris non chronologique a ses qualités (un lien serré entre esthétique et philosophie). Mais il conduit à minorer une transition fondamentale: la découverte des frises de Pergame. Avec leur présentation à Berlin en 1880, l'Allemagne apprend qu'il existe une autre Antiquité que celle si chère aux néoclassiques du moment. Le monde hellénistique n'était pas uniquement serein et solaire, à l'image de l'Apollon du Belvédère, mais aussi agité de mille passions.
Les dieux, les géants, les griffons s'y enchevêtraient dans une mêlée formidable. Nietzsche mettra en lumière cette pulsion de vie et de mort, constitutive de l'humanité, où l'énergie pure charrie jouissances aussi bien que violences. Les fascinants Dix, Grosz et Beckmannrevendiqueront cette vision dionysiaque, quand, après la Grande Guerre, ils radiographieront leur société dans sa véritable et désespérante animalité.
Le Louvre passe trop vite sur ce moment charnière de la découverte du dionysiaque. Quelques néréides topless et nymphes agressées dans les toiles de Böcklin ne suffisent pas à marquer correctement le tournant. La reconnaissance des forces de l'inconscient et de la nécessité de corps exultant se lit mieux dans le très cru Combat pour une femme de Franz von Stuck ou l'Andromède aux chairs rubéniennes exhibée par un Persée en armure bondage - un chef-d'œuvre de Lovis Corinth. Toutefois nous sommes déjà en 1900.
Auparavant, sous l'autorité d'Henri Loyrette et de son homologue du Centre allemand d'histoire de l'art de Paris (Cahap), Andreas Beyer, les commissaires Sébastien Allard du Louvre, la philosophe Danièle Cohn et Johannes Grave du Cahap auront ménagé une place trop large aux nazaréens. Ce groupe de peintres militants a abusé d'une Grèce classique, du Moyen Âge (c'est à cette époque qu'est largement reconstruite la cathédrale de Cologne) et de Raphaël pour tenter de renouer avec le Saint Empire romain germanique. L'art nazaréen, tout d'anachronismes et d'archaïsmes, frise parfois la caricature. Certains de ces jeunes gens, protestants à l'origine, se sont convertis au catholicisme. D'autres se sont fait pousser les cheveux pour ressembler au Christ…
Fusion avec la nature
Leur attitude réactionnaire échouera en partie, mais l'idéalisme aura encore de beaux jours. Outre-Rhin la peinture de paysage s'érige alors en peinture d'histoire. Cela donne à mi-parcours une réunion impressionnante de montagnes sublimes. Culmine Caspar David Friedrich dont on a jamais vu autant d'œuvres: une vingtaine.
Friedrich a l'ambition de fusionner avec la nature, mais pas comme les futurs impressionnistes. À un jeune pair, il recommande: «Clos ton œil physique afin de voir d'abord avec ton œil de l'esprit. Ensuite, fait monter au jour ce que tu as vu dans ta nuit.» Le paysage est donc, selon lui, avant tout une image mentale. Inutile d'aller sur le motif. D'ailleurs, contrairement à ce qu'on pourrait croire, Friedrich n'a jamais escaladé la moindre montagne.
Ce romantisme-là est finement distingué de celui de Goethe, plus empreint d'encyclopédisme mais qui développe aussi un amour fort pour la nature. L'herbier du poète, présenté dans une vitrine à proximité de celui de Paul Klee, montre à cet égard une belle et touchante continuité.
On s'étonnera dans cette section des balbutiements de la géologie, de la botanique et de l'optique, de la présence d'un grand octogone rempli de carrés de couleurs. Non, ce n'est pas un Mondrian incongru. Il s'agit d'une table-écran fabriquée par Goethe lui-même. Le poète-philosophe illustre ici sa théorie des couleurs publiée dès 1810. Son octogone est une machine de guerre contre l'optique newtonienne. Il tombera dans les oubliettes, mais quelle jolie expérience!
Comme dans toute tragédie, le troisième acte de l'exposition est le plus puissant. À la veille des guerres industrielles, l'expression du chaos et de la cruauté donne les résultats les plus séduisants. Dionysos plus fort qu'Apollon? Toujours ce vieux dilemme…
Un matériau de propagande
En attendant, l'individu, enfin, émerge. Mais dans quel état! Anonyme et grouillant dans les villes, réduit à l'esclavage dans les usines, déchiqueté dans les tranchées, défiguré non seulement par les bombes, mais aussi par la pauvreté, l'alcool et la maladie, martyrisé en un ecce homo laïc, enfermé finalement dans un enfer boschien, parfaitement barbare (L'Enfer des oiseauxpeint par Beckmann en 1938, prêt exceptionnel d'une collection particulière new-yorkaise).
Rares sont donc les sourires sur les visages. On en voit dans Les Hommes le dimanche, film réalisé avant l'exil par Robert Siodmak et Billy Wilder. En fin de parcours, grâce à la scénographie de Richard Peduzzi, il est diffusé face à celui que Leni Riefenstahl tourna pour les Jeux olympiques de Berlin, en 1936. Là, dans cet Olympia boursouflé, l'homme n'est que statue, la Grèce un matériau de propagande. En sortant oppressé par tant de pathos, on croise à nouveau la forêt peinte par Anselm Kiefer et qui ouvre la visite. Elle semble moins noire. Depuis le traité d'amitié franco-allemand dont on fête cette année le cinquantenaire, des éclaircies sont permises
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