jeudi 24 avril 2014

Un roman « interdit » d’Avellaneda : Dos mujeres







Autor: Salvador Arias

Gertrudis Gómez de Avellaneda, notre célèbre écrivaine née le 23 mars 1814, dont on célèbre maintenant le bicentenaire, a eu une jeunesse exceptionnellement rebelle et active, si l´on prend en compte les moules strictes attachés à la femme dans la société hispanique du XIXe siècle. Absent de Cuba dès 1836, avant d´avoir 30 ans elle avait déjà publié deux romans en Espagne qui ont été franchement scandaleux : Sab et Dos mujeres. À un tel point que le gouverneur colonial de Cuba a dicté un ordre interdisant l´entrée des œuvres mentionnées dans l’île en 1844.

L’abolition plus ou moins adoucie de Sab devait être considérée comme « subversive » par ce régime obstinément esclavagiste, alors que le censeur Regio trouvait Dos mujeres « rempli de doctrines immorales ». Car, bien que l’action de ce roman se déroule en Espagne et qu’il n’aborde pas l´esclavage des Noirs, les approches de l´auteur sur la situation de la femme dans cette société ont été comme sonder une plaie qui, peut-être pour être très dissimulée, était encore plus douloureuse.

L’argument de Dos mujeres tourne autour du typique mariage bourgeois entre deux jeunes provinciaux, Luisa et Carlos, arrangé par leurs parents depuis leur enfance. Un voyage de Carlos à Madrid le met en contact avec la belle et cultivée Catalina, avec qui il commence une histoire d´amour. Luisa suit Carlos à Madrid et, sachant qu’il va quitter le pays avec sa maîtresse, elle décide d´avoir un affrontement direct avec elle. Étonnamment, l´entrevue dramatique termine avec un accord entre les deux femmes : l’épouse laisse la voie libre à la maîtresse et elle prendra même de soigner toutes les apparences pour éviter le scandale. Catalina, à la dernière minute, ressent des scrupules de conscience et se suicide. Luisa part avec son mari à l´étranger mais, dans l´épilogue du roman, on apprend l´échec complet de ce mariage. L’auteur, en fin de compte, se penche sur l’inexorable lien conjugal bourgeois qui a rendu malheureux « la coupable » et la « le vertueuse », les deux « tout aussi nobles et généreuses ».

Il ne faut pas être très perspicace pour trouver la propre Gertrudis Gómez de Avellaneda derrière le personnage de Catalina. Sa biographie de ces années nous la présente dans une lutte passionnée contre les préjugés sociaux. Dans son autre roman interdit, Sab, elle décrit clairement son opinion sur le mariage, le comparant à l´esclavage :
« Oh ! Les femmes » ! Pauvres et aveugles victimes ! Comme les esclaves, elles traînent patiemment leur chaîne et elles baissent la tête sous le joug des lois humaines. Sans autre guide que leur cœur ignorant et crédule, elles élisent un propriétaire pour toute la vie. L´esclave, au moins, peut changer de maître, peut espérer qu’il achètera sa liberté un jour en économisant de l’or ; mais la femme, quand elle lève ses mains décharnées et son front outragé pour demander la liberté, elle la voix sépulcrale du monstre qui lui crie : dans la tombe ».

Gertrudis Gómez de Avellaneda détestait le mariage comme institution bourgeoise et quand elle rencontrait l´homme qu´elle aimait, elle n’hésitait pas à se jeter dans ses bras. Comme preuve de sa détermination sur de sujet à cette époque se trouvent son ardent épistolaire amoureux et Brenhilde, l´enfant naturel qu’elle a eu avec le poète Garcia Tassara en 1845, décédée prématurément. C’est précisément quand cette petite fille était en train de mourir et que le père ne s’intéressait pas d’elle, que Gertrudis lui a écrit la note suivante qui montre son fort tempérament et sa décision : « Par Dieu, viendrez-vous : j’espère et Brenhilde se meurt. Personne ne vous verra. Mais si tu ne viens pas, je te chercherais, je laisserais ta fille, mourante ou morte, au milieu de tes aimées de Cirque, au moment où tu te présenteras ».

C’est pour cette raison que dans les répliques de Catalina à la femme de son amant, plus qu´un personnage de fiction, on croit entendre la propre Gertrudis :
« Je tombe, c’est vrai, je suis coupable aux yeux du monde et vous êtes pure, vous êtes vertueuse ! Que voulez-vous de plus, Madame ? Vous, en preuve de son amour, avez accepté l´honneur d’être appelée l’épouse de Carlos, d’être respectée comme telle. Moi, en preuve du mien, j´ai accepté l´affront, la réprobation du monde. Et vous, êtes-vous celle qui pardonne en se montrant généreuse ? Et vous, vous êtes celle qui vient me poursuivre jusqu’au fond de ma retraite, pour me dire que je ne me reproche pas le crime de m’être immolée à un sentiment duquel vous avez su tirer tant d´honneur, tant d´avantages ! »

Le personnage de Catalina a une force évidente, une femme cultivée et déterminée qui ne semble pas craindre les conventions sociales, avec des arguments (très probablement de l’influence française) inhabituels dans l´Espagne de l´époque. Bien qu´elle cède à la dernière minute et qu’elle opte pour un suicide, ce qui est une claudication. Mais finalement, comme le souligne Gertrudis, elle ne rend personne heureux. Dos mujeres, sans être un chef-d´œuvre, est un roman d´intérêt incontestable, oublié et qui mérite des nouvelles éditions. Il convient de noter que pour le conflit central et son décor madrilène, il anticipe un autre roman relativement connu : Fortunata y Jacinta, de Benito Pérez Galdós. Toutefois, ce dernier auteur oppose les deux protagonistes non seulement à cause de leur personnalité et de leur niveau intellectuel, mais, fondamentalement, par leur extraction sociale, parvenant à donner une plus grande profondeur au sujet.

Il s´agit de la dimension qui échappe à Gertrudis Gómez de Avellaneda, qui n´arrive pas à comprendre que la véritable libération de la femme était directement liée avec la transformation de toute la société. Par conséquent, dans les années de maturité, elle cherchera une fausse reconnaissance dans le monde madrilène vermoulu des curés, des roitelets et des académiciens. En 1846, il épouse Pedro Sabater, qui décède trois mois seulement après le mariage. En 1855 elle se remarie avec le colonel Domingo Verdugo, un politicien connu, avec qui elle revient dans son île natale, représentant maintenant le pouvoir colonial. Elle abjure ainsi ses rébellions de jeunesse et entres elles, Dos mujeres, qui n’est pas inclus dans l´édition de ses œuvres complètes. Mais par une ironie chanceuse, en rien étrange chez cette femme contradictoire et vigoureuse, l´ordre d´interdiction de ses romans par le régime colonial à Cuba constitue pour elle une légitime sonnerie de gloire.














Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire