- Par, Eric Bietry-Rivierre
ENQUÊTE - Tout ce qu'il faut savoir sur l'affaire des 1406 oeuvres découvertes dans l'appartement munichois de Cornelius Gurlitt, deux semaines après la divulgation de l'affaire par le journal allemand Focus. Six experts viennent d'être nommés par l'État fédéral et la Bavière. Seules 25 œuvres ont été rendues publiques.
L'affaire du trésor nazi tel que la presse a fini par la surnommer, est complexe à plus d'un titre. Et elle n'a pas fini de soulever les questions. Sous la pression des médias, des associations juives, de l'opinion internationale et du Département d'État via l'ambassade américaine à Berlin, le gouvernement allemand a affirmé vouloir accélérer les recherches d'éventuels ayants droit. L'État fédéral et la Bavière ont convenu de la création d'un groupe d'au moins six experts alors qu'une seule historienne était active jusqu'à présent. On ne sait si des membres de groupes de restitution juifs y figureront.
Pour l'heure, seules 25 œuvres sur les 1406 découvertes dans l'appartement munichois de Cornelius Gurlitt ont été rendues publiques. Photos et descriptions sont accessibles sur ce site . La divulgation 565 autres débutera lundi prochain. Tandis que samedi dernier 22 œuvres étaient encore saisies chez le beau-frère de Cornelius Gurlitt, près de Stuttgart…
Pourquoi un tel silence de la part des enquêteurs allemands?
Comment expliquer le silence des enquêteurs entre la perquisition du 28 février 2012 et le scoop de Focus le 3 novembre 2013? La tradition en Allemagne est de conserver les enquêtes sous le boisseau jusqu'au procès. Les révélations du magazine ont été vertement critiquées comme «contre-productives» par Reinhard Nemetz le procureur général d'Augsbourg, juridiction spécialisée dans la criminalité en col blanc et qui se trouve en charge de l'affaire. Nemetz avait besoin de temps et de sérénité. Il entendait se pencher sur un cercle plus large d'acteurs dans la vente de pièces peut-être acquises injustement.
Aujourd'hui, par contrecoup, ce laconisme gêne Angela Merkel. Son porte-parole Steffen Seibert a demandé la transparence par ces mots: «Le gouvernement fédéral insiste pour que soient rapidement publiées les informations sur des œuvres dès qu'il est prouvé qu'elles ont été volées dans le cadre de persécutions nazies». Tout est dans le «dès qu'il a été prouvé»… Cette nuance passe mal, notamment pour l'Holocaust Art Restitution Project, association internationale à but non lucratif qui aide à la reconnaissance de faits de spoliations. Marc Masurovsky son cofondateur déplore la faiblesse des réactions des États concernés. Ainsi la France. «Les responsables politiques sont muets, lance-t-il depuis New York. L'affaire Gurlitt aura pourtant des retombées inévitables dans l'Hexagone comme ailleurs en Europe car Hildebrand collectait partout. Franchement, tout ceci choque.» De fait, on remarque dans la liste des 25 œuvres publiées, unMatisse de la collection du galeriste français Paul Rosenberg, trois feuilles passées par Drouot en 1942 (vente après décès George Viau), un Daumier ayant appartenu à Renée Gérard et une gravure signée Canaletto issue du fonds David David-Weill de Neuilly-sur-Seine.
Qui était Hildebrand Gurlitt?
D'abord il faut remonter à ce que l'on sait du père, Hildebrand Gurlitt. Mis au ban du régime nazi en raison de ses origines juives et de son goût pour le modernisme expressionniste, cet important marchand d'art était ensuite devenu l'un des quatre intermédiaires de Joseph Goebbels sur le marché de l'art, écoulant et achetant des centaines de tableaux, gravures et dessins pour le grand musée du Reich que Hitler voulait à Linz (Autriche). Il commerçait aussi pour son propre compte. Selon les informations révélées parLe Figaro le 6 novembre, à la fin de la guerre il avait été «blanchi» par les Américains qui lui avaient rendu sa collection après inventaire (détail de l'audition sur http://art-crime.blogspot.fr). Le stock avait été saisi à Hambourg, ce n'était qu'une partie. L'autre, assurait-il, avait été détruite lors du bombardement de Dresde. Hildebrand avait fait jouer sa judéité (une grand-mère juive) et s'était présenté comme victime.
Pourquoi n'a-t-on rien fait depuis la mort de Gurlitt en 1956?
Mort en 1956, il avait entre temps pu ouvrir une galerie d'Art à Dusseldorf, organisant des expositions itinérantes jusqu'aux États-Unis au début des années 50 avec des œuvres ayant donc fait l'objet de notices dans des catalogues. Une d'elles est réapparue en 2011. Il s'agit d'un Max Beckmann: Le dompteur de lionvendu 844 000 € à Cologne par Lempertz, une des principales maisons d'enchères d'art en Europe. Cette gouache et pastel sur papier de 1930 avait appartenu avant guerre au collectionneur juif Alfred Flechtheim, mort en 1937 dans la pauvreté à Londres. Son petit-neveu la réclamait. Avant la vente, un accord à l'amiable avait été trouvé. La répartition du produit demeure confidentiel. En revanche, la notice du Dompteur de lionest accessible sur www.lempertz.eu. Elle mentionne très clairement la provenance: Hildebrand depuis 1934, sa veuve Hélène jusqu'en 1967, en possession de la famille Gurlitt depuis. Sur cette base, des investigations plus poussées étaient possibles. Pourquoi n'ont-elles pas été menées? «La vente a été parfaitement transparente.», estime Henrik Hanstein, codirecteur de la maison. Lempterz avait-elle déjà traité des biens de provenance Gurlitt (père ou fils) dans le passé? «Non. Peut-être du grand père Louis Gurlitt qui en avait beaucoup, continue le responsable. Lempertz n'a pu traiter aucune œuvre qui figure sur l'un des deux sites officiels répertoriant les objets réclamés par des familles spoliées. Nous vérifions systématiquement.»
Comment expliquer les dénégations catégoriques de la maison d'enchères Lempterz de Cologne?
Le codirecteur de la maison Lempterz est catégorique. Excepté pour le Beckmann jamais Lempertz n'aurait donc vendu pour Cornelius, ni même pour Hildebrand. Pourtant Monika Tazkow, chercheur au sein de l'Otan, autorité sur l'histoire de la restitution d'œuvres d'art, rappelle dans son livre Œuvres volées, destins brisésqui vient de paraître chez Beaux-Arts éditions (287 p., 29 €) qu'au moins une œuvre possédée par Hildebrand a refait surface lors d'une vente Lempertz. Il s'agit de Sumpflegende (Légende du marais) de Paul Klee, redécouvert en 1962, soit bien avant le création des banques de données. Plus récemment Deux taches noires, une aquarelle de Vassily Kandinsky ayant appartenue au même ménage spolié, les Lissitzky-Küppers, est réapparue en novembre 1989, chez Lempertz. Était-elle tombée dans l'escarcelle des Gurlitt? «Non, c'est une histoire totalement différente», affirme la maison.
Malgré ces justifications celle-ci continue de focaliser les regards. The New York Times par exemple ne s'est pas fait faute de rappeler l'implication de l'enseigne dans la plus grande escroquerie en matière de falsification d'œuvres d'art en Allemagne depuis 1945: l'écoulement de tableaux du célèbre faussaire Wolfgang Beltracci. Il y a un an Lempertz a été reconnue coupable à ce propos de «manquement au devoir de diligence» par le parquet de Cologne.
Pour quelles raisons une autre maison est ennuyée en Suisse?
En Suisse, une autre maison est ennuyée. Cornelius Gurlitt l'avait citée aux douaniers comme but de son déplacement lorsque ceux-ci l'avaient contrôlé dans le train. Il s'agit de la très établie galerie Kornfeld, à Berne. Tout en assurant n'avoir rien eu à voir avec ce voyage-là, son responsable a dû admettre certains faits tout en prenant ses distances. «Les derniers contacts professionnels et personnels avec Cornelius Gurlitt remontent à 1990», a-t-il été précisé dans un communiqué. À cette époque, Kornfeld avait permis au Munichois de vendre aux enchères pour 38 250 francs suisses des travaux sur papier d'artistes classés dégénérés pendant la guerre. La galerie souligne que «ce commerce ne peut être contesté» juridiquement (lire plus bas le contexte légal). Reste que dans le monde de l'art qui se nourrit de la discrétion, et auquel baignent les sociétés Lemptertz et Kornfeld, le fait que le fils Gurlitt conservait encore une partie de la collection du père semble avoir été un secret de polichinelle.
Pourquoi le Congrès juif mondial veut-il faire monter la pression?
Le président du Congrès juif mondial a appelé Berlin. Il réclame la publication d'un inventaire complet des œuvres concernées. «S'il ne se passe rien, nous ferons monter la pression», a-t-il ajouté. Déjà, une pétition circule sur internet. Treize des pièces de la liste des 25 communiquées du fonds Gurlitt viennent d'être revendiquées comme ayant appartenues à Fritz Salo Glaser, avocat juif de Dresde (le ville de Hildebrand Gurlitt) qui a survécu à la déportation et est mort en 1956… L'avocat de sa belle-fille se demande quand et comment ces treize œuvres sont sorties de la collection. Pendant l'époque nazie ou après, quand la famille a vendu pour payer nourriture et logement. Dans ce cas serait-ce un cas despoliation postwar?
Comment et pourquoi Anne Sinclair est-elle mêlée à l'affaire Gurlitt?
Auparavant d'autres héritiers potentiels s'étaient encore plus rapidement manifestés. CommeAnne Sinclair, petite-fille de Paul Rosenberg collectionneur et galeriste, grand marchand dePicasso entre 1918 et 1939. En 1939, ce dernier avait dû fuir à New York en laissant beaucoup de ses biens. L'avocat d'Anne Sinclair réclame au moins Femme assise de Henri Matisse. Une des rares toiles dont l'image sur écran a été brièvement montrée lors de la conférence de presse du 5 novembre, à Augsburg.
Qui est David Friedmann?
L'avocat berlinois des héritiers de David Friedmann a également contacté le procureur Nemetz. David Friedmann était un homme d'affaire juif persécuté par les nazis. Il est mort en 1942. L'avocat de la famille a, lui aussi, reconnu à la télévision l'huileCavaliers sur la plage exécutée par Max Liebermann en 1901. «Nous cherchions ce tableau depuis des années, a-t-il commenté. Nous déposons une réclamation immédiatement.» Principale pièce à conviction: le catalogue raisonné de Liebermann. Il mentionne Hildebrand Gurlitt comme le propriétaire de la toile juste après Friedmann. Lors de son interrogatoire par les Alliées en 1946, Gurlitt a prétendu l'avoir eu en 1933, alors que l'antisémitisme faisait déjà beaucoup de dégâts et que Hitler prenait le pouvoir.
Cornelius Gurlitt passera-t-il un jour devant un tribunal?
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Cornelius Gurlitt ne passera sans doute jamais devant un tribunal. En tout cas, rien n'est moins sûr. Pour l'heure, la justice ne travaille que sur un soupçon de fraude fiscale et de recel. On sait qu'il a été entendu par les enquêteurs. Mais le sera-t-il encore, à la vue de nouveaux éléments? Il est libre, aucun avocat ne s'est manifesté qui le représenterait. Que pourrait-il faire valoir?
Primo que beaucoup d'œuvres des musées allemands, nationaux, municipaux ou régionaux, ont été décrochées et vendues légalement sous le régime nazi. Essentiellement celles qui étaient considérées comme de l'art dégénéré. Selon un audit de l'Office central des douanes allemandes, parmi les dessins, aquarelles, lithographies ou peintures placées sous séquestre après la perquisition, environ 380 relèvent de ce critère. Les nazis vendaient pour acheter ce qui leur convenait, notamment pour le musée de Linz. Ils avaient promulgué une loi leur en donnant le droit en 1938.
Cornelius Gurlitt est-il le propriétaire légitime (quoique immoral) des oeuvres d'Hildebrandt Gurlitt?
Après guerre, les Alliés et le législateur allemand ont décidé de ne pas abolir ce texte pour donner des assurances au marché de l'art. Dès lors, concernant ce corpus précis, d'éventuelles réclamations auraient peu de chances d'aboutir. Les musées de Mannheim, Wuppertal et Essen ont toutefois indiqué que parmi la liste fournie par Augsburg semblaient figurer quelques unes des œuvres qui furent leur. Si Hildebrandt Gurlitt les a achetées, même à vil prix, son unique héritier Cornelius en serait le propriétaire légitime (quoique immoral).
Secundo: quid des 590 autres trouvées dans l'appartement, avec un certain nombre de documents s'y référant? Ces pièces pourraient-elles établir qu'il s'agit d'œuvres vendues sous contrainte? Pour elles, dont les anciens propriétaires pourraient être identifiés, les chances des ayants droit de se les voir restituées seraient moins hypothétiques. Fin 1998 a été conclu l'accord dit «de Washington» par lequel les États et les musées s'engagent à faire le maximum pour rendre les toiles qui sont arrivées indûment dans leurs fonds. Mais, outre qu'il ne s'agit que d'un engagement volontaire, il ne concerne pas les particuliers. Et sans documentation, possession vaut titre.
Pourquoi la somme d'environ 9000 euros trouvée sur Cornelius Gurlitt n'est pas illégale?
Ceci explique que Cornelius a été laissé libre après la perquisition. Tout comme il avait été laissé libre après son contrôle dans le train de soirée Zurich/Munich du 22 septembre 2010. Une somme d'environ 9000 euros avait été trouvée sur lui ce qui est étonnant mais pas illégal, la limite étant de 10 000 euros. C'est elle toutefois qui avait alerté les limiers allemands. Depuis qu'a éclaté l'affaire, Gurlitt ne se cache pas.
Le trésor du père de Cornélius Gurlitt est-il un héritage déclaré?
Il a été photographié par Paris Match en train de faire ses courses dans son quartier de Schwabing. Ennuyé par le déchaînement médiatique il a benoîtement adressé une lettre au magazine Der Spiegel pour lui demander de ne pas utiliser son nom. Sans doute ne considère-t-il pas avoir commis de faute en conservant le trésor de son père. Est-ce un héritage déclaré au moins? Peut-être: Cornelius n'a même pas pris de conseil juridique, ajouteFocus. «Une négociation à l'amiable est très envisageable», commente Me Antoine Comte, avocat parisien spécialiste du droit de la spoliation, qui a l'expérience de tels cas de figure pour avoir défendu les héritiers d'Alphonse Kann dont la collection fut pillée par les nazis en 1940 dans sa villa de Saint-Germain-en-Laye.
Toutes ces questions restent pour le moment sans réponse définitive. L'avenir -et sans doute d'autres rebondissements de l'affaire- contribueront sans doute à trouver de véritables réponses.
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