samedi 16 février 2013

Marcel Duchamp : cette transgression, qui bouleversait l'histoire de l'art



Marcel Duchamp, un héritage encombrant



Marcel Duchamp dans son atelier de la rue Larrey, en 1938.
Marcel Duchamp dans son atelier de la rue Larrey, en 1938. Crédits photo : akg-images / Denise Bellon




Il y a tout juste cent ans s'ouvrait le premier Armory Show à New York. L'artiste français y faisait une entrée fracassante. Il inventait peu après son premier ready-made, qui bouleversait l'histoire de l'art de toute son ironie. Cent ans plus tard, cette transgression est devenue la norme. Enquête sur la naissance d'un académisme.


Avec ce héros à double tranchant du XXe siècle, est né, il y a cent ans, le ready-made. Déjà une pirouette narquoise que ce faux anglicisme faisant de l'objet trouvé un objet d'art. Ces ready-made qui narguent l'histoire de l'art, la raison, la main du peintre et l'unicité de l'œuvre sont désormais de rares pièces de musée vénérées comme des trophées énigmatiques, du MoMA de New York au Centre Pompidou. Ces icônes conceptuelles des institutions sont devenues, cent ans plus tard, les modèles de rigueur pour des générations d'artistes.

En quête d'exploration et de renouveau, comme les grands Jasper Johns, Robert Rauschenberg, John Cage et Merce Cunningham, a démontré l'exposition «Dancing Around the Bride» au Philadelphia Museum of Art. Mais aussi phénomène de masse et répétitions jusqu'à plus soif d'un nouveau dogme, dénotent les biennales et les foires d'art contemporain. Alors que les musées américains, anglais ou français fêtent le centenaire duchampien, se pose la question d'un héritage si envahissant qu'il semble avoir créé à son tour un art officiel.

La subversion se dissout-elle dans le culte du héros? Marcel Duchamp, fils de notaire né en Seine-Maritime en 1887, était un brillant sujet avant d'être l'«homme le plus intelligent du siècle», selon André Breton. L'«anartiste» (contraction d'«anarchiste» et d'«artiste») décrocha à 15 ans un premier prix de dessin au baccalauréat et défia les usages d'un nouveau siècle turbulent. Autodidacte et érudit, il préféra dessiner, jouer au billard, aux échecs, assister aux numéros de cabaret humoristiques, lire et converser plutôt que se soumettre à l'apprentissage académique des Beaux-Arts. À New York, en 1916, il rencontra l'ami aux parfaites affinités électives, Henri-Pierre Roché, dandy proche de Gertrude et Leo Stein, esprit libre et fureteur, auteur polygame de Jules et Jim et des Deux Anglaises et le Continent.

             La Fontaine aux mythes

Peut-on échapper à Marcel, totem photogénique qui plus est, comme l'ont prouvé Man Ray et Irving Penn ? Il a inspiré le pop art, le néodadaïsme, l'op art et le cinétisme par ses «rotoreliefs», l'art minimal, l'art conceptuel, le body art. Les plus farouches militants du «camp de la peinture», comme Christine Sourgins, lui reprochent son impact direct et indirect, son ironie destructrice des normes et du beau, sa horde d'émules qui caracolent en tête du marché de l'art, bref lui imputent tout le poids des Années noires de la peinture (livre collectif à paraître chez Pierre-Guillaume de Roux).

Quels sont les éléments à charge en cet anniversaire? Grand salon américain qui fêtera ses 100 ans le 7 mars à la pointe de New York, l'Armory Show présente dès 1913 les nouvelles recherches européennes. Du 15 février au 15 mars 1913, il y a là Cézanne, Munch, Braque, et Marcel Duchamp, 25 ans. Il y fait un premier scandale avec son Nu descendant un escalier: le tableau au mouvement saccadé marque le début de l'art moderne aux États-Unis. Cette révolution peinte en 1912 est une gloire du Philadelphia Museum of Art que vinrent pieusement observer les jeunes Jasper Johns et Robert Rauschenberg en 1958. Dès 1913, Duchamp renverse la logique de l'art et signe son premier ready-made, Roue de bicyclette, objet qu'il «regarde tourner comme on contemple un feu de cheminée».

En 1917, le plus controversé de ses ready-made, Fontaine, urinoir en porcelaine renversé signé «R. Mutt», est refusé lors de la première exposition de la Société des artistes indépendants de New York.

L'œuvre disparaît ensuite dans la nuit des mythes. Il n'en existe plus désormais que des répliques dûment certifiées par Duchamp dans les années 1960.

            Sa plus belle œuvre

Trop de Duchamp a-t-il tué Duchamp? DaliBertrand LavierAdel Abdessemed et Mircea Cantor, les quatre artistes actuellement exposés au Centre Pompidou, peuvent chacun se revendiquer de Duchamp. «Il est de bon ton de dire qu'il y a un excès d'intérêt duchampien chez beaucoup d'artistes contemporains. On pourrait dire la même chose du maniérisme qui compte quelques très grands artistes et une foule obscure de suiveurs, souligne Laurent Le Bon, directeur du Centre Pompidou-Metz et commissaire très remarqué de l'exposition «Dada» en 2005 au Centre Pompidou à Paris ; Qu'on l'apprécie ou qu'on le rejette, l'ami Marcel a eu un côté Midas. Tout ce qu'il touchait se métamorphosait en or. Un objet industriel devenait un objet d'art. Pétri d'humour et auteur de palindromes étincelants, il a tout reconsidéré, jusqu'au cinéma par un unique film expérimental dada (Anémic Cinéma, 1926). Même lorsqu'il ne faisait rien, puisque sa plus belle œuvre, disait-il, était son emploi du temps. Tout est produit de son esprit, de son humour, de son obsession de la précision, de sa vision. Il reste la référence absolue, y compris l'ennemi idéal de ses adversaires déclarés.»

«Duchamp est le maître du XXe siècle… Nous sommes au XXIe! C'est comme si rien n'était arrivé entre Caravage et Boucher! répond Marc Bayard, historien du XVIIe, œil très ouvert sur l'art contemporain. Il faut penser à un après-Duchamp, revenir à la main, à la pratique, inventer d'autres codes, bref? sortir de cet académisme

Pour Marc Bayard, Duchamp lui-même n'est pas en cause, ni son humour, ni son cynisme, qui visaient à fustiger le conformisme du XIXe siècle. Ce qui est en cause, c'est plutôt la normalisation d'une provocation déjà centenaire. «Ses copieurs, poursuit l'historien, font de l'archiconceptuel verbeux, sans forme ni sens, du charabia pompeux sur du vide, parfois même sans être conscients de leur mimétisme. Notre société post-duchampienne réfute toute idée de norme, de catégorie, d'identité, de limite. En art, comme dans le reste. Tout est tout. Tout vaut tout. Mais la liberté ne vaut rien si elle ne respecte pas l'autre, sa sensibilité, sa demande. L'artiste doit être apte à partager plus qu'un discours.»

The Armory Show , du 7 au 10 mars, 12th Avenue at 55th Street, New York.




Le regard de Marc Bayard sur l'œuvre de Duchamp 




Marcel Duchamp: <i>Roue de bicyclette</i>, ready made de 1913.
Marcel Duchamp: Roue de bicyclette, ready made de 1913. Crédits photo : JONATHAN NACKSTRAND/AFP



 Par, Valérie Duponchelle


INTERVIEW - Pour cet historien, expert et critique d'art, « tous les grands artistes, comme Marcel Duchamp, ont créé des académismes».


Marc Bayard, historien de l'art du XVIIe et spécialiste du décor de théâtre baroque, conseiller pour le développement scientifique et culturel du Mobilier national, commissaire d'expositions et esprit critique, défend l'art contemporain quand il est incarné. Les artistes Yan Pei-Ming, Pierre Buraglio et Eva Jospin peuvent en témoigner par leur carte blanche à la Manufacture des Gobelins.

Y a-t-il une vague anti-Duchamp, comme il y a une vague anti-Freud?

Marc BAYARD.- Tous les grands artistes ont créé des académismes. La révolution de Marcel Duchamp s'est muée en académisme, drainant dans son sillage des légions d'épigones, œuvrant à répétition, sans toujours grande conscience de rabâcher. Il y a une réaction contre l'art duchampien, car il y a eu excès de l'art de la pensée et un manque grandissant de l'art du faire. Quand, à Londres, on voit une installation avec des piles de mégots présentée comme une œuvre d'art [une des pièces de la rétrospective Damien Hirst à la Tate Modern, l'été dernier], on se moque du monde. Quand tout est discours, on légitime n'importe quoi.

La critique de l'ère Duchamp est-elle différente aujourd'hui?

Oui, je trouve que la parole s'est libérée à travers les blogs qui s'adressent directement au public, en contournant l'élitisme lié au succès massif de l'art contemporain. Cela comporte aussi des dérives, des généralisations abusives, des colportages parfois primaires et négatifs. Mais l'ensemble constitue un nouveau débat. Il est assez sain de réagir aux excès de l'archiconceptuel, de l'immatériel, de vouloir garder un contact direct avec la création, de préserver cette proximité avec l'art et la transmissibilité de l'objet. Ce que j'appelle le «slow made», une réappropriation du geste.

Est-ce le propre de l'art contemporain ou un phénomène de société?

En art contemporain, l'abus de discours repose sur un outillage tautologique, pur effet de style ainsi tourné pour que sa formulation ne puisse être que vraie. Sujet, verbe, complément, le résultat est bien construit mais ne débouche que sur du vide. Notre société, qui pousse en avant ce phénomène contemporain sans réserves ou discernement, réagit avec les mêmes blocages, les mêmes dérives. Il y a dans notre époque anxieuse et éperdue, une mécanique de destruction, un refus du monde, de la catégorie et de ses limites, de l'identité qui n'est pas la stricte égalité au sens philosophique du terme, la négation en somme de ce qu'est une civilisation. Ce flou perpétuel nous rapproche de la barbarie wagnérienne et met en cause la définition même de la liberté et du bien collectif. L'art pose exactement cette même question.

Regarder une œuvre, se positionner par rapport à une œuvre, c'est aussi une question de liberté.

Marcel Duchamp a fait exploser les catégories à une époque où elles étaient destructrices. Aujourd'hui, il y a une autre voie à imaginer.




Christine Sourgins : «Tous ses héritiers ont trahi Duchamp»





Fontaine, urinoir en porcelaine renversé renversé signé «R. Mutt» et daté 1917.
Fontaine, urinoir en porcelaine renversé renversé signé «R. Mutt» et daté 1917.Crédits photo : BEN STANSALL/AFP

 Par, Valérie Duponchelle



INTERVIEW - Pour la polémiste Christine Sourgins, historienne et médiéviste, l'anticonformisme de l'artiste est devenu conformisme.


L'auteur du pamphlet de Les Mirages de l'art contemporain(La Table ronde) rappelle que dès 1962, l'artiste s'indignait lui-même de la récupération dont il était l'objet.

Pourquoi parlez-vous de la trahison de Marcel Duchamp?

Christine SOURGINS. -Duchamp est incontestablement devenu «le pape de l'art contemporain», celui dont se réclament peu ou prou les artistes qui dominent le marché. Cependant tous ces héritiers, fers de lance d'un art contemporain officiel et financier, ont trahi Duchamp, qui, lui, n'avait pas le pouvoir et cultivait sa marginalité. Dès 1962, Duchamp s'indignait de la récupération dont il était l'objet: «Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l'urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu'ils en admirent la beauté», lit-on dans sa Lettre à Hans Richter en novembre 1962. Duchamp trouva «emmerdatoire» une manifestation de BMPT (nom du groupe formé par Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni entre 1966 et 1967, NDLR), aux Arts déco en 1967: ces jeunes se prenaient trop au sérieux à son goût. Il prêchait la retenue dans la production de «ready-made» ; lui-même en réalisa peu. Or, aujourd'hui, détournements et ready-made foisonnent et sont devenus un académisme difficilement critiquable puisque ce non-conformisme est devenu conformisme. Enfin, Duchamp a peu commercialisé ses œuvres alors que ses pratiques conceptuelles sont détournées aujourd'hui par la finance.

Rejetez-vous en bloc son héritage artistique?

Son principal héritage est d'avoir légué une deuxième définition de l'art qui est devenue hégémonique: le ready-made. En 1913, Duchamp l'inaugure avec laRoue de bicyclette mais le ready-made fondateur de l'art contemporain dominant est la Fontaine de 1917. Cet urinoir cumule les principales caractéristiques de l'art contemporain dominant, que je distingue de l'art pratiqué par les artistes vivants, pas tous «duchampiens». L'urinoir réunit tous les critères qui ont la cote: détournement, provocation, inversion, insistance sur l'exécration, stratégie de mise en scène et de communication - Duchamp se cachant derrière un pseudonyme.

Quelle place donnez-vous à cet inventeur de l'art conceptuel?

Personnellement, je n'ai ni répulsion ni fascination pour Duchamp. Je dirais: Marcel Duchamp… pourquoi pas? Je le prends comme un maillon d'une chaîne historique qui se rattache aux Arts incohérents du XIXe siècle, à Alphonse Allais, à toute une tradition de blagues et d'ironie critique, voire à la fête des fous. Il y a là une tradition occidentale qui me paraît fort intéressante, parce qu'elle représente un contre-pouvoir. Tout bascule quand les contestataires sont instrumentalisés par le pouvoir qu'ils font alors mine de critiquer.












1 commentaire:

  1. Les chefs d'œuvres de Duchamp ne sont pas ses ready-made, ce sont le grand verre..etc.. Il me fait penser à Léonard de Vinci : Peu d'oeuvres mais des chefs d'œuvre mûris sur des années avec l'obsession de la précision et énormément de réflexion. Le reste qui a été copié par certains qui en font leur beurre via le marché financier de l'art ne vaut rien. C'est du suivisme académique par des soit disant artistes qui n'en sont pas. Ce n'est pas nouveau, il en est ainsi depuis la nuit des temps. Peu d'esprits savent distinguer les grands maîtres comme Duchamp et les petits comme ses suiveurs et copieurs qui n'ont en plus rien compris à Duchamp!

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