Andrée Putman, une vie en noir et blanc
Crédits photo : CATHERINE GUGELMANN/AFP
Par, Catherine Saint- Jean
Atypique, égratignée par la vie, celle qui se définissait comme le «mouton noir des moutons noirs» a donné une nouvelle dimension à la décoration. Elle est décédée samedi matin à l'âge de 87 ans.
Elle a aménagé l'intérieur du Concorde, signé l'architecture intérieure d'hôtels prestigieux, de musées, travaillé avec les plus grands noms de la couture, édité un mobilier réduit à l'essentiel et réédité des pièces de créateurs des années 1920-30 tels Jean-Michel Franck, Mallet-Stevens ou Eileen Gray, devenues aujourd'hui des icônes, créé des bijoux pour Christofle… Mais Andrée Putman n'était pas pour autant une touche-à-tout de génie. C'était une allure, un style, rigoureux et dépouillé, une culture et une certaine idée de l'élégance. Sa voix un peu rauque, grillée par les gitanes, s'est éteinte ce matin. La grande dame du design avait 87 ans.
Issue d'une famille recomposée de grands intellectuels bourgeois, elle se considérait comme «le mouton noir des moutons noirs». Atypique, égratignée par la vie mais aussi lumineuse. Ce qui la caractérisait? «Sa curiosité, son ouverture d'esprit, son humanisme. Elle se comportait en sociologue», assure Olivia Putman, sa fille. Ce qui lui permit de fréquenter, avec la même aisance, les milieux politiques, artistiques et le Palace, dont elle sera l'une des égéries.
Elle ne dessine pas mais elle capte tout
Dès les années 1970-1980, André Putman donne une nouvelle dimension à la notion de décoration qu'elle envisage comme une réflexion sur l'espace, le volume, la lumière, à une époque où l'on se contentait d'assortir rideaux, canapés et papiers peints. Elle ne dessine pas, mais elle capte tout. Seuls son intuition, ses yeux grands ouverts sur le monde, sa connaissance des gens la guident. Comme une évidence, elle imposera le blanc, le noir, le gris dans la maison et sortira la salle de bains de son ghetto hygiéniste pour en faire une pièce à vivre à part entière.
Les projets dont elle était la plus fière? Ceux qui émanaient de belles rencontres humaines comme ce fut le cas avec Steeve Rubell, ex-propriétaire du Club 54, pour lequel elle relooke l'hôtel Morgans, pour en faire le premier boutique-hôtel. «Fière» est un bien grand mot car ses projets préférés étaient toujours ceux à venir, poursuit Olivia Putman. Elle aimait mettre en avant l'artisanat, faire prendre conscience de la beauté intrinsèque de matériaux simples comme le carton ondulé ou le grès cérame.
Andrée Putman vue de son premier cercle
Par, Valérie Duponchelle
Racée, stylée, originale, susceptible, littéraire, Andrée Putman racontée par son premier éditeur, le si Parisien José Alvarez.
«Notre rencontre s'est faite de manière étrange», raconte son éditeur, José Alvarez, créateur des Éditions du Regard qui publia Andrée Putman de François-Olivier Rousseau en 1991. «Nous nous étions croisés dans Paris. Mais c'est en 1977 chez Jean-Gabriel Mitterrand, puis lors d'un dîner chez Helmut et June Newton que la rencontre s'est vraiment réalisée. Ce soir-là, nous sommes allés tous ensemble chez le photographe Marc Riboud et nous avons dansé tous les deux “cheek to cheek”. Je travaillais sur un livre consacré à l'excentrique couturier Mariano Fortuny et je lui en ai parlé. Elle s'est enthousiasmée, une de ses grandes qualités et aussi une de ses grandes faiblesses car son discernement était dangereusement variable. Je lui ai dit: “Partons à Venise!” Le week-end suivant, je l'ai emmenée à Venise et lui ai fait découvrir le Musée Fortuny. Éblouie devant les lampes-projecteurs dessinées par Fortuny en 1907, elle y a trouvé l'idée de ses spots et de ses grandes lampes à poser Fortuny.» Ce furent les premiers objets qu'elle créa pour Ecart International, l'agence à laquelle succédera vingt ans plus tard l'Agence Andrée Putman, qu'elle dirigeait toujours, de loin.
«Andrée Putman était un personnage parisien», souligne ce fin connaisseur de la chose mondaine, arpenteur infatigable du petit monde de l'art et de ses dieux vivants, comme Anselm Kiefer. «Elle s'est imposée par son allure, cette espèce de chic qui était le sien, qui a beaucoup séduit et qui a beaucoup fait pour sa notoriété, outre-Atlantique en tout cas. La première fois que je l'ai vue, c'était en 1972 dans un défilé organisé toute une journée par Didier Grumbach et son bureau Créateurs Industriels, dont elle était la directrice artistique. Elle portait un peignoir de boxeur chiffré, magnifique, d'un grand couturier, elle attirait les regards et frappait les esprits par son port et son audace.» Andrée Putman a déjà fait quelques appartements, dont celui de Michel Guy, un ami sincère qui sera également un de ses premiers clients. «Son style a révolutionné les corners et les magasins Yves Saint Laurent, il a triomphé dans les années 1980 au point d'en devenir synonyme, il n'est pas pour autant démodé aujourd'hui, comme en témoigne son bureau en demi-lune créé pour Jack Lang au ministère de la Culture, toujours époustouflant.»
Andrée Putman a notamment créé un bureau en demi-lune spécialement pour Jack Lang, alors ministre de la Culture. Crédits photo : CATHERINE GUGELMANN/AFP
Son goût? «Andrée était une femme profondément littéraire, cela se ressentait dans sa manière de s'exprimer», souligne cet écrivain (Anna la nuit, 2009, Grasset). «Elle avait un langage, un vocabulaire, une parole qui la rendait différente. Tout était chez elle sujet à roman, à fiction. C'était une femme fictionnelle! Elle était d'une grande liberté et assez iconoclaste, même dans sa façon de vivre, jusque dans ses amours. Elle réunissait une idée du raffinement à la française exprimé de façon plus internationale, cocktail nouveau pour l'époque. Ella a créé son propre style sans que l'on puisse sourcer exactement d'où venait son inspiration. Elle a introduit dans l'habitat la vie de tous les jours, le noir et le blanc, qui restent son drapeau. Sa première grande réalisation très médiatisée, l'hôtel Morgans à New York, c'était noir et blanc, comme l'appartement qu'elle a fait au même moment pour Didier Grumbach à Manhattan. Cela ne ressemblait à rien de ce que faisaient alors les décorateurs, même les plus grands. Ce côté très épaulé, très raide qu'elle avait dans son physique hors normes se retrouve dans son travail.»
Initiée à l'art par son mari
«C'est son mari, Jacques Puman, un Flamand au rare génie, qui l'a initiée à l'art. Elle aimait me raconter qu'un jour il lui avait dit: “Andrée, si vous ne regardez pas l'art et si vous n'aimez pas l'art, vous êtes une conne!” De Bram Van Velde à Fabrice Hyber, elle l'a écouté.» Son succès retentissant, mais tardif, à 53 ans, vient-il du fait qu'elle a inventé un style que l'on n'associait pas à une femme? «Son histoire l'a marquée. Cette fille de la grande bourgeoisie lyonnaise avait été une vraie beauté, haute en jambes, athlétique et très blonde. Sa vie et son visage ont changé pendant l'Occupation, à Paris, lorsqu'elle vivait, rue de l'Abbaye, avec sa mère, après la mort de son père. Elle était musicienne, une pianiste qui se rêvait concertiste. Elle sortait d'un concert, place Malesherbes, qu'elle avait donné avec une amie. Une bombe avait complètement éventré une bouche de métro. Une fine cordelette marquait le début du vide. Elle ne l'a pas vue, est tombée dans ce trou la tête la première et s'est défigurée. Elle a gardé très longtemps ce corps superbe couronné de cette face altière, défiant le souvenir de l'accident.»«Travailler avec Andrée était enrichissant, car c'était une femme de dialogue, de conversation, pas le “small talk”, l'échange au sens des salons littéraires et artistiques», insiste l'éditeur des conférences d'Anselm Kiefer au Collège de France. «Elle incarnait à la fois cette bourgeoisie dix-neuvièmiste, cette élégance verbale, ces manières et puis une soif de très grande modernité. Elle aimait l'avant-garde, en musique comme en tout», se souvient José Alvarez. Andrée Putman a souvent été décrite comme un tempérament assez rude, pour ne pas dire une walkyrie. «Qualités et défauts sont souvent de même ampleur chez les personnes de talent. Sa sincérité était entière, comme sa triche. Par exemple, elle répétait à ses amis et proches:“On peut tout se dire!”». Elle le pratiquait à l'envi, avec une force terrible, parfois avec justesse. On l'acceptait car elle le formulait avec une intelligence aiguë. Mais c'était aussi quelqu'un à qui l'on ne pouvait rien dire. Qui ne voulait pas écouter. Et ça, c'était une immense faiblesse. Si l'on peut tout dire, on doit pouvoir tout entendre.»
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