Et Pablo devint Picasso
Moi, Picasso, auto-portrait, 1901. Crédits photo : Coll.part/Art Resource/ScalaFlorence/Succession Picasso/Courtauld Gallery/Coll.part/Art Resource/Scala; Florence/Succession Picasso/Courtauld Gallery
Par, Valérie Duponchelle
Juste avant sa «Période bleue», le peintre trouve sa voie et sa signature en 1901 à Paris. Les tableaux de cette année clé sont réunis à Londres à la Courtauld Gallery. Fascinant.
Londres propose de découvrir un jeune peintre espagnol de 19 ans. En 1901, brun et chevelu, Pablo Ruiz Picasso rend un hommage très personnel à ses Anciens. À Vélasquez pour les naines royales qui posent sans vergogne. ÀGoya, le vaporeux, avec sa Spanish Woman, mondaine bien contemporaine sur canapé, à la fois tout en détails minutieux et en touches rapides. À Van Gogh et à Gauguin pour les contours noirs très marqués et l'intensité franche des couleurs avec Arlequin et sa compagne (merveille venue du Musée Pouchkine de Moscou). À Degas avec La Nana, clin d'œil moqueur à ses ballerines trop charnelles et à sa fillette en bronze de 14 ans, chétive et malsaine. À Toulouse-Lautrec dans ses tableaux si maîtrisés de la vie parisienne comme ce French cancan qui danse en état d'ivresse dans des vapeurs éthyliques. Les influences se télescopent, le caractère de l'artiste prend le dessus jusqu'à affirmer haut et fort sur son autoportrait, de retour à Paris en mai 1901: Yo, Picasso.
Car cet Andalou de Barcelone va signer désormais Picasso, nom de sa mère plus direct, rond, un rien théâtral comme le coup net d'un picador. Les présentations se font dans un salon anglais, odeur de cire et charme coquet. Pas d'avalanche d'œuvres, pas de files ininterrompues d'amateurs comme pour la rétrospective Edward Hopper au Grand Palais. En retrait sur le Strand, la Courtauld Gallery prend le parti opposé de l'exposition de tous les records. Seulement 18 tableaux! Mais 18 chefs-d'œuvre venus du Metropolitan Museum de New York (Arlequin assis) ou du Musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg (Buveuse d'absinthe), certains se risquant hors de leurs collections très privées (Au Moulin-Rouge, peint de manière vive et fraîche, en se souvenant de Manet). Deux ans de recherches de ce petit temple de l'histoire de l'art pour comprendre comment ce génie acharné au travail a trouvé si tôt la matière de son art qui allait couvrir tout le XXe siècle.
64 œuvres réalisées en un temps record
Arlequin assis, Picasso, 1901. Crédits: The Metropolitan Museum of Art/Art Resource/Scala, Florence/Succession Picasso/Courtauld galleryCrédits photo :
Depuis plus de trente ans que L'Enfant à la colombeétait en dépôt sous ces honorables lambris, les chercheurs de la Courtauld Gallery ont eu le temps de s'interroger sur cette année 1901, date phare de «l'odyssée artistique de Picasso». Les historiens de l'art aiment ce genre d'exercice à rebours qui réexamine l'impact d'une année sur le cours des choses. Le Centre Pompidou-Metz l'a démontré l'an dernier avec l'exposition «1917», vaste maelström des arts patriotes, rebelles ou mutilés au cœur de la Première Guerre mondiale.
Le Musée Wallraf-Richartz de Cologne vient de reconstituer en tableaux et documents, cent ans après, l'esprit de l'exposition «Sonderbund» qui marqua la naissance de l'art moderne à l'été 1912 avec ses 125 Van Gogh, ses 26 Cézanne, ses 25 Gauguin, ses 36 Munch et ses 16 Picasso. «En mettant l'accent sur 1901, explique Barnaby Wright, commissaire de «Becoming Picasso, Paris 1901», nous avons voulu faire un arrêt sur image, comprendre une métamorphose et ne pas passer directement à la période bleue qui a fait de Picasso une référence universelle.»
La première visite de Picasso à Paris date de l'automne-hiver 1900. Le jeune peintre ambitieux, «le petit Goya» comme l'ont surnommé ses amis, a séduit Ambroise Vollard, grand marchand synonyme d'art moderne, et lui doit une exposition pour l'été suivant. Il passe le début de l'année 1901 à Madrid. C'est là, dans l'hiver glacé de l'Espagne continentale, qu'il apprend en février le suicide de son ami Carles Casagemas. Un dépit amoureux qui s'est soldé par une balle dans la tempe en plein café de l'Hippodrome à Montmartre devant la femme en jeu, Germaine Gargallo.
La tristesse explique peut-être que Picasso reparte de Madrid en mai avec seulement un ensemble de dessins et quelques tableaux. Lorsqu'il s'installe au 130 ter boulevard de Clichy à Montmartre, dans l'atelier occupé par son ami Casagemas avant son suicide, il a un peu plus d'un mois pour œuvrer. Un travail frénétique marque donc sa période de deuil, jusqu'à trois tableaux achevés en un jour, soit 64 œuvres réalisées en un temps record, dans un style expérimental, à la fois virtuose et changeant, pile pour l'exposition Vollard, du 24 juin au 14 juillet.
Évocation(L'enterrement de Casagemas), Picasso, 1901. Crédits: Bulloz-RMN-Musée d'Art Moderne/Succession Picasso/Courtauld GalleryCrédits photo :
«Celui qui peint 24 heures sur 24»
Le succès critique aidant, Picasso devient un tourbillon créatif, «celui qui peint 24 heures sur 24», comme le baptise Gustave Coquiot. Après la fièvre parisienne et l'impertinence des reprises, la mélancolie se fait jour, peuplant ses tableaux d'esseulés, de muets dont la posture et les mains servent de «body language» émouvant, de buveurs d'absinthe mortifères, d'Arlequins tristes (son alter ego), même accompagnés, de mère aux abois bien avantGuernica.La palette sourde qui sera la marque de sa période bleue envahit ses toiles. Son ami qui s'est suicidé à Paris, loin de lui le Madrilène, y trouvera une mise en bière rêvée, picturale et grandiose à la Courbet avec des prostituées dans les cieux, copiées sur les malheureuses de la prison des femmes de Saint-Lazare.
Jusqu'au 26 mai, exposition «Becoming Picasso: Paris 1901», The Courtauld Gallery, Somerset House, Strand, Londres.
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