jeudi 16 juin 2011

Danse Moderne à Cuba

Interview à Ramiro Guerra

Ces derniers temps, l’intellectuel a remplacé le gourou de la tribu, a prévenu l’un des nôtres il y a deux décennies.


C’est de cette façon que Ramiro Guerra, bien avant que les courants de pensée sur les effets culturels de la mondialisation soient courants, se posait des questions sur le 20ème siècle à un moment où les années 90 agonisaient à peine.

Comment ordonner ce désordre esthétique, conséquence des échecs de la vie contemporaine, où tout se mélange indistinctement : société, politique, économie, art, écologie, passé, présent et ce dernier avec la fiction du futur?









L’homme qu’a crée le premier groupe de danse moderne à Cuba, était né à la Havane en 1922.


Le surgissement simultané en Europe de différents styles d’expressions de danse, n’arriverait pas jusqu’ici, heureusement les guerres de l´époque ne sont pas non plus arrivées.

Ramiro Guerra dansait avec le visage caché derrière une mèche de cheveux.

Pour éviter d’être identifié par ceux qui le connaissaient comme étudiant en Droit.


En même temps que la danse dans le monde multipliait ses expressions et la critique nord-américaine enregistrait que Martha Graham accouchait d’un cube.


Ce n’était pas encore le siècle des danseurs en tennis, du travestisme, de la musique électronique, des espaces insolites où les corps dansaient au rythme de la révolution sexuelle et sociale; mais Ramiro Guerra a vu plus loin: il a dansé avec du playback quand à Cuba personne ne l’avait fait avant, il a dessiné des narrations, il a fait de la danse un fait culturel, il a mis des danseurs sur des fauteuils roulants, il a donné une voix aux corps, il a théâtralisé le mouvement et a monté une pièce pour sept spectateurs dans la tour de son appartement à l’immeuble López Serrano – ce temple cubiste habité auparavant par Eduardo Chibás.

Et peut- être parce que lui même s’est reconnu en gourou, il a tout enregistré sous format texte. Qui, sinon la critique, comme un pont levant, aurait pu faire le lien entre création danse et l’œil du spectateur afin d’organiser ce puissant, mais un peu anarchique débit de circonstances qu’avait une incidence précipitée sur le public du fin du 20ème siècle. A Cuba, celui qu’à la fin de la décennie ne comprend pas encore le complexe éventail de la danse, c’est parce qu’il n’a pas encore vu danser Ramiro Guerra.

Actuellement, celui qui n’arrive pas à deviner la signification d’une chorégraphie de Danse Contemporaine de Cuba, non seulement ne l’a pas vu danser, mais en plus, n’a jamais lu ses écrits.

C’est une chance de pouvoir compter encore avec son intelligence inconfortable, prisonnier volontiers dans la tour art déco. Et encore plus de chance, d’après ceux qui le connaissent bien, de l’accompagner un matin, réussir à décrocher une interview.


En revanche, rien de plus différente de l’habituelle dynamique question – réponse. Ramiro, un jeune dessinateur enthousiaste de prendre en photo un endroit si plein de magie, un journaliste sans questionnaires, une barre fixe accrochée à l’un des murs, des dizaines de cassettes étiquetés contenant des œuvres mythiques de l’histoire de la danse cubaine, des masques, des livres et une paire de fenêtres ouvertes sur la côte nord de La Havane qu’animent ses 89 ans, nous avons constitué pendant deux heures un cortège inquiet de fascinations et découvertes.







Discuter en discutant avec le danseur et chorégraphe


Il m´interrompt à la première question, pour préciser qu’avant la Révolution –où l’on situe le début de la danse moderne à Cuba- il y avait déjà « un petit groupe d’élèves à la salle El Sótano ». Au trou de la rue K, Ramiro avait offert « plusieurs séances pour un public de trois ou quatre personnes, avec les tirs qui résonnaient depuis l’Université ». Il aimait « d´être un show man », et de ce fait il a travaillé en solo pendant longtemps. Et tout seul il a reçu aussi les premiers coups de pierre: « Une fois j’ai dansé à l’Astral –raconte en riant, avec ses yeux claires bien ouverts- et le public m’a insulté je me souviens que je me suis blessé un pied avec un clou et je m’en suis rendu compte qu’à la fin de la représentation ». Dans une autre occasion où il est rentré dans Nuestro Tiempo il a pu se produire dans l’ancien Lyceum et à l’Aula Magna de l’Université de La Havane ; « mais toujours tout seul. Et même, parfois, je levais le rideau et mettais la musique en route. J’étais le premier à utiliser du playback dans les représentations de danse parce que je n’avais pas les moyens d’avoir un orchestre, même pas un pianiste.


Après la mise au monde de 1959; on a créé le Théâtre National de Cuba, et à l’intérieur, le Département de Danse Moderne. C’est là que Ramiro situe la naissance de la première « compagnie spécialisée ». Comme on supposait, le jeune qu´ avait déjà fait des chorégraphies pour le Ballet de Cuba, n’a pas trouvé une troupe prête à nourrir sa compagnie. « Nous avons fait appel à des danseurs de la rue, ou à tous ceux qui auraient de la technique. Ce que j’allais leur apprendre –explique-t-il- était quelque chose de complètement différent : ce n’était pas du ballet. D’entre les candidats, j’ai choisi 30 danseurs : dix danseurs blancs, dix métisses et dix noirs. Depuis le début la compagnie a eu une projection nationale. Nous utilisions des compositeurs cubains et les dessinateurs étaient cubains aussi.

Dans les années 60, Ramiro Guerra a dédié ses efforts à la construction de la compagnie. Et malgré le fait que l’exercice systématique de la critique se situe dans une période précédente ces années là, l’auteur d’Orphée antillais (1964) n’hésite pas à partager une certitude : « non seulement j’ai contribué à la naissance et à la consolidation à Cuba de la danse contemporaine ; le plus important c´est qu’on a formé le public à cette forme d’expression. On invitait le public du quartier aux répétitions, rien de plus que dans le quartier de La Timba, des personnes difficiles qui s’intégraient merveilleusement dans notre processus de création.

« Nous avons commencé par créer notre répertoire ; j’ai récupéré des œuvres écrites dans les années 20 et j’ai fait la mise en scène. J’ai soldé d´importantes dettes culturelles et aussi j’ai fais des œuvres à moi ». Quand il évoque le parcours de sa création, Ramiro constate un début marqué par des « œuvres très dramatiques » : Orphée antillais, Médée et les négriers, puis j’ai eu envie de travailler avec un peu plus d’humour et d’utiliser des espaces insolites. J’ai fait beaucoup de danse dans la rue, avec un public différent de celui qui va au théâtre ».

C’était également dans cette décennie dorée de la scène cubaine quand notre jeune danse moderne a connu ses pairs en dehors de l’Ile. Son principal promoteur s’est croisé avec ceux qui ont décrit la tournée européenne comme un événement mythique : « Nous avons parcouru Paris et le reste du continent. Il s’agissait d’un événement de nations qui n’existent plus aujourd’hui ; mais qu’à l’époque était très important car cela permettait la rencontre des compagnies de danse du monde entier. J’ai toujours été contre la phrase « école de danse » car je considère que pour cela il faut de nombreux chorégraphes, professeurs, danseurs ; mais en revanche nous avions et nous avons toujours un style propre, cubain, qui est très reconnu. Notre proposition, a été en fait, intéressante pour ce public là, parce qu´on essayait de fusionner toutes les expressions contemporaines de la danse, moderne, folklorique et de le présenter comme un travail théâtral, ce qui résultait complètement original.

Ramiro Guerra a connu la danse dans les jambes du ballet ; mais très rapidement son corps a « eu besoin d’autre chose ». Depuis sa jeunesse, sa façon d’exprimer a appartenu à son temps ou en a été en avance.











L’écriture comme métier.

Toute sa vie a été consacrée à la danse. Quand « quelques pépins » ont empêché la sortie de quelques unes de ses « œuvres les plus importantes », Ramiro Guerra a décidé, heureusement, d’écrire. Il a reçu sa 90ème année de vie en rédigeant ses mémoires ; mais l’exercice de la critique et de l’historiographie –celui que je préfère d’appeler opinion – le passionne toujours. « Heureusement » nous disons à l’unisson.« J’ai l’habitude d’écrire mes leçons, de prendre des notes : de la danse et de n’importe quoi. J’ai toujours été concerné par le manque de compréhension face à la danse ; pour cette raison j’ai donné un cours télévisé et j’ai beaucoup écrit sur l’appréciation de la danse. »

Dans des publications périodiques, la signature de Ramiro Guerra peut être retracée depuis les années 40 du passé siècle. « Mes premiers textes sont apparus dans Prometeo - se rappelle-t-il une revue destinée au théâtre mais qu’acceptait aussi des articles sur la danse. A partir de 1959 j’ai commencé à écrire assez fréquemment pour Lunes de Révolucion, la revue de musique de la Bibliothèque Nationale, puis pour Tablas. J’ai également mené des recherches à Cuba et à l’étranger. Quelques unes de ces recherches sont restées sans publier jusqu’à présent, que la publication du livre Siempre la danza, su paso breve. C’est utile est c’est amusant, une combinaison très importante ; on peut le lire du début à la fin ou en commençant par la fin. On peut aussi choisir un article au hasard ».

Ramiro feuillet son livre – mon exemplaire, que maintenant est dédicacé en première page – et sa description met au nu la conceptualisation méditée sur l’exercice de l’opinion : De Marti nous vient une idée importante : sans passer sous silence ce qui n’est pas bien fait, le critique est un pont entre le créateur et le récepteur. Ces dernières années la danse est devenue plus complexe, car elle utilise non seulement les mouvements mais aussi la voix et les espaces insolites. Cette circonstance met sur la critique la responsabilité de visualiser la signification de chaque spectacle. Le mot « message » est un peu tombé dans le discrédit ces derniers temps, mais je suis satisfait de voir que les œuvres ont une signification.

La fonction de « pont » donne au critique des rôles parfois en dehors de l’intention du danseur: l’expression rationnelle. Ramiro se veut un amateur de l’improvisation. Il constate qu’une telle « impulsion doit être contrôlée par le chorégraphe, mais qu’il est très amusant quand les danseurs font des choses intéressantes que le chorégraphe n’avait pas imaginé et qu’ils apportent des éléments au message originel de l’œuvre ». Il revient au critique de décrypter de telles ingéniosités.


L’auteur de Caliban dansant (1998 et 2008) ne fait pas des différence entre critique et historiographie. « Tout ce qui est lié à la danse m’intéresse, au-delà de classifications; surtout ce qui m’a interpellé j’ai écrit ». Peut-être pour cette raison, quand on lui demande sur le manque de systématicité dans les deux activités en ce qui concerne les publications culturelles cubaines, ou dans les medias, Ramiro Guerra est d’accord sur le fait que le théâtre attire une attention plus accrue parmi les arts scéniques. A Cuba on fait beaucoup plus de théâtre que de danse il l´admet ; mais il a d’autres arguments : « très peu de personnes ont écrit sur la danse. Dans le début de Tablas, comme il s’agissait d’une revue de théâtre certains de mes textes sont restés sans publier.

L’opinion par rapport à l’intérêt que la danse avait et aux choses qu’on pouvait en dire est apparu plus tard. La plupart de mes critiques ont commencé à apparaître à l’époque dans cette revue spécialisée et quelques autres de profil culturel. La Jiribilla a aussi été un espace pour des textes intéressants. En revanche, ceux qui font de la critique de danse, se plaignent de ne pas avoir une publication spécialisée. »

« Cela fait un moment que j’ai proposé la fondation d’un Centre pour le Développement de la Danse ; mais il est resté sans suite par des raisons administratives. En revanche, on avait réussi à réunir un ensemble de personnes autour de cette initiative. Nous avons même créé un tabloïde dont quelques numéros ont été publiés : Toute la danse, la danse toute. Les premiers ont été imprimés en papier kraft, ses pages s’ouvraient et se dépliaient. C’était très joli. Dans le premier numéro, on parlait justement de la structure que le Centre aurait. C’était sensé d´être une publication trimestrielle. La première année on a fait quatre tabloïdes dans ce papier marron, puis on en a eu plus et on a utilisé du papier blanc. Chaque numéro avait un thème central et j’écrivais les éditoriaux. On n’a pas fait de communication. Nous routions les exemplaires aux écoles, aux groupes de danse. C’était didactique et utile.









Ramiro reconnaît dans l’écriture un puissant instrument d’expansion pour la danse. En revanche il semble concevoir la critique en analogie avec ses œuvres chorégraphiques : comme un système culturel. Les textes qui composent le volume Siempre la danza, su paso breve. , transpirent la sensibilité d’un homme fasciné par « le monde intellectuel qu’entoure la danse ». Qui demande aux chorégraphes en quête de genèses pour leurs réalisations ou des clefs pour leurs processus, creusent aussi dans la complexité des connexions sociales, artistiques, esthétiques, morales et même politiques qu’interviennent dans l’expression de danse. Ce qu’explique peut être son intérêt par « les cubanismes ».

Il s’agit d’une quête partagée par nos intellectuels –explique – t –il - : depuis Marti, cet homme qu’a fait ses études en Espagne et qu’a su exprimer cette connaissance en fonction de la culture cubaine. Plus tard, dans les années 20 et 30 il y a eu un mouvement artistique qu’a aussi développé toute cette inquiétude pour le cubanisme. Il y appartenaient Carpentier, Amadeo Roldán, Caturla. Ils ont tous cherché la manière de se doter des outils pour exprimer une identité. J’ai hérité d’eux cette inquiétude. Je pense que nous avons réussi. A cette tâche, Ramiro a ajouté « l’analyse de l’héritage africain. Les gens des îles ont besoin, parfois, de prendre l’aire ailleurs et nous avons aussi tenté de voir la culture cubaine de ses angles là».

Des plus de 70 ans d’exercice intellectuel, celui qu’a écrit « Significación de la crítica en la danza del siglo XXI » tire un bénéfice particulier: non seulement la connaissance qu’il a éparpillé sur scène ou celle qu’il a offert au public – lecteur, mais aussi le plaisir d’avoir construit la mémoire de la danse moderne et contemporaine à Cuba. « Ce qui est écrit reste plus longtemps que ce qui est regardé ». Sur ma vie, les nouvelles générations connaîtront mes critiques, car il n’y a que quelques fragments vidéo de la Suite yoruba. Il n’y aucune autre trace. La critique et l’historiographie, pour autant, alimentent la mémoire du publique et les traditions dans les compagnies de danse.


Quand Ramiro Guerra a introduit la pratique, la pensée esthétique et critique de la danse moderne à Cuba, « d’une certaine façon, la culture de la Révolution s’exprimait » dans cette rénovation : « arrivait Notre Temps, une société qu’a réuni tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec ce qu’on faisait jusqu’à ce moment ». De l’univers de la danse, en revanche, il n’y avait dans ce groupe que l’élève de Martha Graham, Charles Weidman et Doris Humphrey.

L’esprit anti-conformiste de ce garçon mince à chevelure abondante, n’arrêterait jamais d’insister, de communiquer, d’être. Il a habité dans un immeuble plein de références à l’empire du temps, élégant, fonctionnel ; il a dédié chaque heure à l’observation, comme des années avant lui aurait fait Chibas, la ville, ses mouvements, il a créé des ouvres, il les a dansé, les a mises en musique ; il a appris ceux qui seraient ses continuateurs et a habitué le publique à une idée : le passage bref de la danse moderne durerait une éternité.

Aujourd’hui, quand « ça » ne le séduit plus de « traîner », il a habitué la vue pour mieux se rendre compte des changements de rythme de la ville, ses danses, ses musiques, ceux qui dansent et ceux qui regardent. Les noms, les adjectifs, parlent de ses sujets : Ramiro a toujours un avis. « Depuis l’école, -il insiste- il faut introduire la danse non seulement dans le corps des personnes mais aussi dans leur tête. J’emmenais les danseurs de ma compagnie visiter des musées et assister des leçons théoriques les après-midi, où l’on abordait des aspects culturels de tout genre. Danser l’une de mes œuvres était un engagement très grand du point de vue culturel. Il y avait un tissage très serré entre danse, théâtre, musique et art visuels. En Orfeo, par exemple, chaque danseur a dû construire la biographie de ses personnages. Je les ai obligés à travailler beaucoup et à étudier beaucoup. Cet exercice devrait toujours se faire ».

« Partout dans le monde, la danse est en crise. A Cuba, avant tout, il y a de très bons danseurs, en revanche, ils obtiennent leur diplôme grâce à une très bonne technique mais avec très peu de connaissances théoriques, ce qu’équivaut à très peu de culture. La formation des danseurs est essentielle. Pour cette raison j’aime bien rester proche de l’école, même si parfois cela m’a provoqué des problèmes. En ce qui concerne le panorama de la danse, il est évident la prolifération des groupes. Je viens de lire un livre intitulé Panorama de la danse moderne et contemporaine à Cuba, d’Iliana Polo, où l’on trouve les noms et les années de parcours de différents groupes. J’ai trouvé des choses très intéressantes, d’autres moins. Quelques groupes ont l’art à l’intérieur, d’autres, malheureusement, veulent faire de l’argent. Par contre, la marchandise la plus difficile qu’il existe c´est la danse, parce qu´elle doit compter avec le corps du danseur, qui est très complexe et a besoin d’une alimentation adéquate. Dans la danse, le corps est objet et sujet »


Il nous a remercié avec la promesse de revenir « l’un de ces jours », avec La Jiribilla de Papel qu’a fêté les premiers 50 ans de Danse Contemporaine de Cuba : cette institution – école qui légitime à travers ses propositions et sa capacité multiplicatrice la puissante raison qu’animait l’étudiant de Droit à bouger jusqu’au saignement, devant trois ou quatre spectateurs, au même moment que d’autres mettaient ses corps à la porté des tirs devant la foule.














Ramiro Guerra



L' Esprit Anti-comformiste.


Marianela González



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire