Francisco Rivero
La maison d’édition espagnole AKAL vient de publier un recueil de contes d’Alejo Carpentier avec des prologues et des annotations critiques à la charge d’Eduardo Becerra.
Par, Graziella Pogolotti
La maison d’édition espagnole AKAL vient de publier un recueil de contes d’Alejo Carpentier avec des prologues et des annotations critiques à la charge d’Eduardo Becerra. Le livre comprend les récits Guerra del tiempo (Guerre du temps) ainsi que d’autres narrations publiées indépendamment durant la vie de l'auteur et certains textes exhumés des archives de la Fondation portant le nom de l'écrivain cubain. Le volume est complété par une bibliographie et une chronologie, selon le dessin établi pour la série dédiée à l’œuvre de Carpentier, qui s'achèvera l'année prochaine avec la publication de La consagración de la primavera (La Danse sacrale)
Les pages d'introduction d’Eduardo Becerra reflètent une étude sérieuse et importante qui s’incorpore utilement dans la bibliographie passive de Carpentier, marquée par la forte proportion des travaux de chercheurs d'autres pays, une chose rare quant aux écrivains nationaux. Les multiples approches à la création de Carpentier souffrent les conséquences du manque de recherche sur la vie et les contextes qui ont marqué la maturation artistique de l'auteur d’El siglo de las luces(Siècle des lumières). Nous sommes devant une entreprise d'une grande envergure si l'on prend en compte son nomadisme forcé, l'amplitude de sa culture et les spécificités du milieu cubain, la référence principale. Dans la mesure où nous passons d'un siècle à l'autre, l'horizon historique s'estompe et les regards s’obscurcissent, conditionnés par les événements plus proches. Sans aucun doute, la Révolution cubaine a placé l'île dans une dimension inattendue, ce qui équivaut pour beaucoup à une nouvelle découverte. Elle a suscité des polémiques qui ont façonné les points de vue sur le paysage culturel du présent et du passé. En outre, le passage des années impose la prédominance des sources livresques au détriment de celles du vécu.
Le terme avant-garde est un large parapluie couvrant les diverses réalités modélisées par des circonstances particulières. La revendication du nouveau, son trait commun, s’ajuste à ce que chaque méridien historique et culturel périclite. La génération de Carpentier émerge dans une république qui n'a pas réussi à se libérer de l'empreinte coloniale et qui a subi l'intervention étasunienne. Des valeurs alourdies par l’encore récente abolition de l'esclavage avec le racisme conséquente survivent de l’hier colonial. La pénétration impérialiste dépouille de ses richesses un pays ruiné par la guerre, soumet le pouvoir politique à ses préceptes et supplante la modernité réelle par la modernisation périphérique. Les idées d'avant-garde s’ouvrent un chemin à travers du manifeste du Grupo Minorista qui inscrit la défense de l'art vernaculaire dans un programme hautement politique et social. Depuis une analyse des problèmes de la nation se définit, sans le savoir, un concept de culture. En ce sens, sa position est, à la fois, radicale et moderne.
Le manifeste minorista, comme tant d'autres documents de même nature dans le monde, rassemble, de façon transitoire, un groupe hétérogène d'intellectuels. Il définit une plate-forme commune pour provoquer une prise de conscience et conquérir un espace social. Son aile la plus avancée dans le culturel se propose à intégrer la contribution provenant de l'Afrique au patrimoine de la nation et de revaloriser toutes les manifestations de racine populaire. José Antonio Fernández de Castro et Alejo Carpentier s’orientent dans cette direction en étroite cohabitation avec les jeunes musiciens Alejandro García Caturla et Amadeo Roldán. Le renouvellement des codes artistiques rendra possible la réalisation de cet objectif. Des chemins divergents s’annoncent à l'intérieur du minorismo, avant que les circonstances politiques accélèrent l’éclatement final. Sans rompre avec la tradition du XIXe siècle, Jorge Mañach acquiert une résonance publique avec son essai La crisis de la alta cultura en Cuba (La crise de la haute culture à Cuba). Situé aux antipodes de l'illustre penseur cubain, Carpentier, ainsi que ses amis compositeurs, se place dans le courrant le plus fécond de la culture nationale au XXe siècle. Ses recherches artistiques et vécues l’amènent à s'installer dans les travaux germinaux de Fernando Ortiz et dans l’analyse historico-sociale de Ramiro Guerra.
Quand arrive l’époque de sa célébrité littéraire, Carpentier doit accepter de nombreuses entrevues. Dans chacune d'elles il attribue sa découverte de l'Amérique à l'étude systématique de l'histoire et de la culture du Nouveau Monde durant son séjour prolongé en Europe dans les années 30 du siècle dernier. Toutefois, son regard rétrospectif tente de dégager le sens profond des années génésiques du minorismo. L’écriture d’El clan disperso, un roman inachevé et finalement mis au rebut, répond à cette préoccupation. Les textes conservés ont une valeur testimoniale. Ils racontent l'histoire de la transition de l'enfance à l'adolescence d'un asthmatique confiné à l'isolement dans une habitation qui préserve l'image détériorée du luxe d'antan. La dernière crise financière causée par l'irresponsabilité paternelle plonge la famille dans la périphérie de la ville et dans la misère absolue. Dans cette conjoncture imprévue il connaîtra et rencontrera des contemporains mus par des inquiétudes artistiques similaires aux siennes. Les intérêts partagés promettent de sceller un lien fraternel indissoluble. La vision du port et de la mer souligne le motif obsessionnel du voyage inspiré par la nécessité d'explorer de plus amples horizons. Tout porte à croire que, de retour à Cuba après plus d'une décennie de permanence à Paris, l'écrivain perçoit un vide insurmontable autour de lui. Caturla et Roldán sont morts jeunes. Les autres amis, ayant abandonnés les illusions juvéniles, bénéficient d'un statut social définitif alors qu’Alejo fréquente les salles de rédaction des journaux et les stations de radio pour survivre en attente du temps et de l'espace indispensable pour la cristallisation de son œuvre.
Peu valorisé pour les exégètes, La consagración de la primavera offre des clés autobiographiques que l’on doit calibrer avec soin. Enrique émigre à Paris pour échapper à la répression de Machado. Il s'engage dans la politique pour sa condition d'étudiant universitaire. Il n'a rien à voir avec le mouvement des idées né du minorismo. Il se comporte comme un dilettante cultivé dans la capitale française. Il participe à la guerre d'Espagne. L’amer sentiment de la défaite qui l’accable avec le départ des brigades internationales, reflète la déchirure dramatique d'une gauche qui récupèrera l'esprit de combat pour s'engager dans la résistance à partir de l'occupation nazie. Le choix du titre du roman et les réflexions de Vera pour découvrir le lien possible entre Stravinsky et la tradition de danse afro-cubaine sont beaucoup plus révélateurs. Le rythme et les mythes ancestraux nous renvoient aux années fondatrices de l'avant-garde cubaine. Dans une plus large dimension historique et culturelle, le projet inachevé d’alors s’enlace avec les possibilités ouvertes par la Révolution. L’heure de faire ses adieux à la vie est arrivée, Carpentier reconnaît implicitement l'essence durable de ce germe prometteur.
Dans La consagración de la primavera se manifeste, en outre, le dialogue persistant entre l'ici et le là. Vera revient à Paris en quête de soutien pour monter son ballet. Elle a perdu l’hier, reconnaissable uniquement dans le modeste restaurant où elle rencontrait les mêmes saveurs, le service d'autrefois. Pour le reste, elle éprouve l'irrémédiable distance qui la sépare d'amis, gavés de bien-être et corrompus par la complicité avec l'occupation allemande. Là, nous touchons le thème de la décadence de l'Occident et l'influence de Spengler, hypertrophié, à mon avis, par la critique.
Il est bien connu que la Revista de Occidente et la pensée d'Ortega y Gasset ont exercé une fascination incontestée sur les intellectuels latino-américains dans la génération de Carpentier. Après la rupture avec l'ancienne métropole, le dialogue avec l'Espagne s’échelonne à travers les générations de 98 et de 27. Ortega acastillanisé des zones de la pensée allemande. La réflexion sur l'histoire a toujours accompagné Carpentier, inscrit dans un monde configuré par la conquête et la colonisation, par les guerres d'indépendance. Dans le cas de sa petite et étroite île, la position géographique la situait sur un point de croisement des intérêts des puissances dans un trafic constant de différentes cultures. D'autres philosophes ont imprégné l'atmosphère culturelle de la période. Nietzsche a beaucoup captivé pour son souffle politique et son contrepoint avec Richard Wagner. Dans la bibliothèque personnelle de Carpentier on conserve une copie de l'Origine de la tragédie. La métaphore de l'éternel retour est présente dans la façon d'observer la forêt de l'Orénoque lors du premier parcours de Carpentier sur le grand fleuve. Toutefois, il est évident que El ocaso de Europa, le titre d'une série d'articles publiés au cours de la Seconde Guerre Mondiale, est une allusion ironique à Wagner, converti en paradigme du nazisme.
Écrits au jour le jour dans la chaleur de la couverture de l'actualité de la Seconde Guerre Mondiale, les articles publiés par Carpentier dans Carteles et Tiempo Nuevo entre 1940 et 1941, ont été rédigés sous les effets de la déchirure personnelle et de ses expériences dans le Paris des années 1930. Il a alors assisté aux premiers signes de déclin de l'âge d'or de Montparnasse, l’axe centripète de l'avant-garde intellectuelle de l'époque. Il a pu comprendre rapidement que le marché de l'art était transféré à New York, avec l'émigration des artistes, des musiciens et des écrivains persécutés par le nazisme. Quelque chose de similaire était arrivé un peu avant avec les exilés de la République Espagnole, répartis entre les centres universitaires nord-américains et les pays d'Amérique du Sud. Les faits concrets de la réalité conduisaient à une remise en question de la relation entre l'ici et là. Avec ses essais, ses conférences et ses entrevues, le propre Carpentier a contribué à focaliser sa pensée culturelle sur la célèbre définition du « réalisme magique ». Il est intéressant de contempler l’analyse avec la recherche beaucoup moins répandue parcourrant les pages de Tristán e Isolda en Tierra. Le prologue du Royaume de ce monde a la condition polémique d'un manifeste, Tristán e Isolda… est beaucoup plus dubitatif. Le texte avance au moyen d’une succession de questions implicites. La question sur la connexion entre le local et l'universel impose une relecture des spécificités de l'Amérique Latine, où une société créole conserve la proximité des guerres d'indépendance avec son défilé héroïque dans lequel se trouvent des personnalités féminines uniques. On pourrait penser que la Sophia du Siècle des Lumières émerge comme la dernière braise de ces idées, tout ce qui indique, en outre, le sauvetage du vrai romantisme. Il propose l’abandon de certaines étiquettes, de certain excès de la gallomanie dominante de l'euphorie avant-gardiste d'antan pour se pencher sur des zones de la culture espagnole.
Toute œuvre littéraire durable se forge dans un processus de construction d’un savoir au moyen des propres voies, étrangères aux méthodes de la science positive. L'impulsion créatrice naît des questions de base posées par l'homme depuis les temps les plus reculés, toujours le mêmes et toujours renouvelées. Elles transitent par des raccourcis et des labyrinthes dans lesquels, parfois, le fil d'Ariane glisse entre les mains comme si on le perdait. L'écrivain est notre interlocuteur car tous, en certaine mesure, partageons des moments d'angoisse existentielle. La cosmovision intègre dans un seul faisceau le sens de la vie et des valeurs, dans sa relation avec l'histoire, et les aspirations à la transcendance, la signification de la mort, la condition humaine exprimée entre le libre arbitre et le déterminisme, le contingent et la substance de l'espèce, les conflits passionnels de Paolo et Francesca et Tristan et Iseult. Les coutumes périclitent, les hiérarchies sociales se modifient, mais les enjeux du pouvoir demeurent. L’œuvre de Carpentier garde les secrets qui se révèlent dans les ruisseaux qui alimentent un courrant mayeur et dans les lectures successives illuminées par les caractéristiques d'époque et par les perspectives esquissées à partir de chaque point de vue spécifique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire