vendredi 4 octobre 2013

Le retour au début du monde. Sebastião Salgado




Salgado: «On est beaucoup plus vieux que l'on imagine»




INTERVIEW - Après des années vécues au cœur du drame humain, le grand photographe brésilien célèbre à la MEP le retour au début du monde.

Par, Valerié Duponcelle

S comme Sebastiao Salgado, «le plus grand photojournaliste du monde», écrit The Sunday Times. S comme star qui attire aussitôt le public à la Maison européenne de la photographie, à Paris, avec son «Genesis», dont Taschen a déjà fait un livre monument. Rencontre avec un Fitzcarraldo de la photo, chaleureux et lyrique.
- Baptiser son projet  Genesis , n'est-ce pas ambitieux?
Sebastiao SALGADO.- Je ne le vois pas comme ça. Je ne suis pas parti en journaliste, en anthropologue, en scientifique, mais en curieux. Une curiosité qui a duré huit ans, m'a fait voyager huit mois par an, dans 26 pays et sur tous les continents. Finalement, c'était court, je n'ai vu qu'un échantillon! Je me suis donné le plaisir d'aller voir la planète, de sentir d'une autre manière tout ce que j'avais ressenti en photo. Pendant deux ans, j'ai préparé ce projet avec le Patrimoine de l'Unesco et le Conservation International de Washington. J'ai regardé ce qui existait en matière de photo, réfléchi aux endroits où je voulais aller et comment j'allais photographier la nature et les autres animaux que l'espèce humaine. Je n'avais jamais fait de paysages, j'avais juste photographié l'homme dans son élément.
C'est le regard du premier homme sur le monde?
Exactement. Si l'homme était né au­jourd'hui et n'avait eu aucune connaissance des villes, il serait dans ces endroits encore intacts. Il aurait ce regard sur le monde. Bonne nouvelle! Malgré la déforestation, la pollution, l'in­dustrialisation et l'urbanisation effrénée, il reste 47% de terres préservées, comme au début. Je trouve ça fabuleux. Quand un petit avion m'a déposé en Alaska et que j'y suis resté seul pendant dix jours, je regardais ma planète du haut de ces montagnes et j'étais un morceau de cette planète. Je comprenais les roches, le vent, la lumière. Là, vivre ou mourir n'était plus important. Ce qui comptait, c'était de faire partie de ce tout.
Pourquoi un tel exploit et une telle épopée? L'antidote à la guerre?
Non, je voulais comprendre. J'ai fait un voyage à pied de 850 km et 55 jours dans les montagnes, au nord de l'Éthiopie. Je suis passé dans des paysages colossaux où pas un étranger ne s'aventure. La terre vierge existe encore! La Fondation nationale des Indiens au Brésil m'a démontré qu'une centaine de groupes sont toujours hors contact de nos civilisations si autocentrées.
La culture brésilienne ne se définit-elle pas par rapport à ces contacts?
Je viens d'un pays qui, par sa nature même, a une conception planétaire des choses. On pense que ce contact est forcément celui induit par les hommes qui viennent de ce côté-ci du monde. Mais la forêt brésilienne est encore fréquentée par des humains qui n'ont pas eu de contact avec les Occidentaux. Ils forment une espèce en soi, connaissent parfaitement un univers que nous ignorons, ils l'habitent, aux deux acceptions du terme. Il nous est difficile de les suivre dans les chemins de la forêt où ils ne tombent jamais, ne se perdent jamais. Nous allons, à travers eux, à la rencontre de notre espèce. On est beaucoup plus vieux que l'on imagine. Ces populations, c'est nous il y a dix mille ans. Ils nous rendent la compréhension du vivant, animal, végétal et même minéral. C'est une vieille question philosophique bien sûr, et le voyage y répond.
Être brésilien, n'est-ce pas être le fruit mixte de l'Europe et l'Amérique?
J'ai des origines portugaise et suisse, mais aussi indienne. Comme tous les Brésiliens, je suis à la fois d'ici et de là-bas. Ma culture est baroque, forcément. Tout mon travail vient de cette identité, de l'histoire contradictoire et de l'échelle de mon continent.
Est-ce une réflexion sur le temps suspendu, comme un arrêt sur image?
Le temps est la pierre angulaire de mon travail, depuis toujours. Il est beaucoup plus vaste que celui de nos villes et de nos cycles contemporains. Aujourd'hui, on vit dans un accélérateur de particules avec toutes ces informations, ces distances raccourcies par les avions et les trains. Mais il faut un temps pour la photographie, un temps pour marcher, pour comprendre la rationalité du monde vivant dans son entier. Il faut aussi un temps pour regarder une image, j'espère le rendre aux spectateurs.
Le tour du monde photo en solitaire?
Avant, je voyageais seul. J'ai trouvé l'assistant idéal à travers Jacques Barthélémy, guide de haute montagne à Chamonix. J'ai 70 ans, il en a 65. C'est un compagnon à la fois érudit et un montagnard aguerri. Il m'a appris à marcher sur d'énormes distances et dénivelés, pendant des jours et des jours. Il m'a enseigné la résistance, la discipline de vie. Le physique et l'âge ne sont pas dans le corps, mais dans la tête. Combien de fois j'étais mort de fatigue, je ne pouvais plus bouger. Je voyais quelque chose qui m'excitait à 300 m de dénivelé… et j'y allais, même en courant! Il ne faut pas être un athlète ni un surhomme. Il faut juste avoir une raison d'y aller.
Genesis, Sebastiao Salgado, à la Maison européenne de la photographie, Paris IVe. Jusqu'au 5 janvier.

Les photographes qu'il fait rêver

• Sara Lewkowicz

«Il sait mettre de l'humanité dans chaque chose de la Terre. Je l'ai écouté parler de son projet Genesis en janvier dernier à Washington DC. J'aime qu'il ose bouleverser toutes les attentes, changer radicalement de sujet, passer des désastres de la guerre à l'ode de la nature et réussir à maintenir sa vision. Il faut beaucoup de talent pour ça. C'est un militant incroyable de la planète, sa cause claire et assumée. Ses paysages, ses montagnes nimbées de nuages ressemblent à des tableaux de Goya. La texture même de ses photos est superbement travaillée, d'où leur esthétisme si particulier. J'ai 30 ans et cela me sidère de penser qu'il a commencé à photographier seulement à mon âge "

• Dominique Issermann

«À propos de sa photo incroyable d'un morceau de glacier,une cathédrale avec son arche, il m'a dit: “On ne peut plus dormir la nuit d'avoir vu une chose si belle.” Et c'est vrai que cette vision est quasi miraculeuse. Comment a-t-il fait pour être dans le parfait angle de vue? Nombreuses sont les photos où l'on ne comprend pas où il se tient, en bas, en haut, comment, combien de temps. Ce défi terriblement physique aussi que de parcourir tant de terres extrêmes, que l'on ne peut pas capter en une simple pose d'hélicoptère. Chez lui, il y a la contemplation et le temps de la stupéfaction lorsqu'il s'approche par exemple de ces femmes d'Amazonie dans leur hamac. Sebastiao est l'indigène, l'étranger face au groupe constitué et harmonieux. C'est une attitude genuine, disent les Anglais, innocente, dirions-nous. Oui, ses photos ont une sorte d'innocence. Elles véhiculent la croyance d'un monde innocent.»

• Olivier Beytout

«Une bonne photo dit plus que ce qu'elle montre. Une photo correcte dit ce qu'elle montre. Une mauvaise ne dit rien. Par leur humanisme et leur force, celles de Salgado touchent la sensibilité, font réfléchir, ont de la matière, ne sacrifient pas le fond à la forme. Voilà pourquoi je l'inscris au palmarès des meilleurs photographes avec Henri Cartier-Bresson et Don McCullin. Même si le thème du retour à la nature me touche moins, j'admire les tirages de Genesis. Il a déjà inspiré le photographe autrichien Ernst Haas, qui fut président de Magnum, dans son livre La Création(1971). Le grand Don McCullin, ex-jeune voyou anglais sauvé par la photo, qui a aussi quitté la guerre pour les paysages d'hiver de son Somerset. Un retour vital aux sources pour ces deux hommes.»




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