La symphonie de Paul Klee
Splendide rétrospective du musicien de la couleur à la Tate Modern de Londres, jusqu'en mars.
Par, Valérie Duponchelle
Pourquoi faire grand quand tout peut s'exprimer sur une feuille modeste d'épistolier, par une construction de la couleur délicate comme un champ de fleurs (Green X Above Left, 1915, 16 × 18,8 cm)? Les orangés touchent les gris, répondent au mauve, rafraîchissent les ocres et ravivent les bleus ardoise. Une croix verte, hissée dans un carré blanc en haut à gauche, crée l'équilibre. En bas à droite, une toute petite signature Klee, puis l'année et le numéro, fines traces de plume. C'est toute la magie de Paul Klee que de créer la beauté par une abstraction si légère. Sa rétrospective splendide à la Tate Modern de Londres rappelle aux recordmen de l'art contemporain qu'en fait «size does not matter».
La visite est un exercice miraculeux, rafraîchissant après les exploits XXL des différentes biennales. Il débarrasse l'esprit de tout superflu, invite à s'approcher de ces petits cadres aux merveilles, à comparer paisiblement ces 130 dessins, aquarelles et tableaux que Paul Klee a composés avec la grâce et la méthode d'une partition.
Comme toujours à la Tate Modern, l'accrochage est simple, pour ne pas dire janséniste. L'art, rien que l'art. Voilà qui sied à Paul Klee qui crée presque tout à partir de presque rien (Familiar Space, 1915, petite aquarelle sur carton, belle comme un souffle). Ce Bernois musicien et mélomane que Paris a applaudi dans l'exposition Paul Klee (1879-1940) - Polyphonies, à la Cité de la musique en 2011, berce cet hiver londonien de sa musique intérieure (Medieval Town,1915, dédale d'un village traduit en volumes colorés).
Innovations incessantes
Lors de son voyage en Tunisie avec August Macke, en 1914, ce Suisse emporté par l'avant-garde du Blaue Reiter à Munich, note dans son journal à Kairouan: «La couleur me possède […] Je suis peintre.» C'est exactement ce sentiment de révélation et d'éveil que partage le spectateur, happé dans ces constructions qui mettent la couleur en prismes, en colonnes, en contrepoint ou en contraste (Striving at Right-Angles, aquarelle sur carton de 1915). Tout est question de rythme, valeur plastique qui concerne les mouvements de l'homme, de la nature ou la musique selon Paul Klee (Red, Green Gradation, 1921, mosaïque presque indienne venue de la grande Thaw Collection, Morgan Library). Londres a puisé son titre dans la citation fameuse de Paul Klee en 1920 «L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible» et pose son angle: «Making Visible».
Cette vérité de l'art, si souvent énoncée et copiée, éclate ici comme un soleil de minuit (Above Mountain, 1917, et son calvaire païen, prêt du Gemeentemuseum de La Haye). La Terre se mêle à la Mer, dans ce fond marin des espèces abyssales où percent les branches du printemps avec leurs premiers bourgeons (Aquarium, 1921, collection privée de Montréal). Même le plus simplement géométrique - deux ou trois flèches, aux couleurs complémentaires - devient une danse polyphonique sur un camaïeu de gradins (Separation in the Evening, 1922, Zentrum Paul Klee de Berne).
Il y a une grande fantaisie dans toute cette rigueur, cette minutie posée et chamboulée (Project for a Garden, 1922, tout en rose coquillage et arêtes vert prairie, Zentrum Paul Klee). L'alliance des deux pôles froid-chaud crée une musique fascinante (Ouverture, 1922, passe du A jaune et du soleil, à la nuit bleue, puis à l'aube avec un O violine, Coll. Alexander Berggruen, New York). Et si la rétrospective de la Tate Modern met l'accent sur les innovations incessantes de ce paisible et sur les dix ans où il travailla et enseigna au Bauhaus (Fire in the Evening, 1929, prêt du MoMA de New York), on en revient toujours aux prémices. Magiques.
«Paul Klee: Making Visible», jusqu'au 9 mars 2014 à la Tate Modern, Londres.
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