Le Centre Pompidou propose une rétrospective inventive et inédite de ce grand artiste du pop art qui relut toute l'histoire de l'art avec ses pointillés.
- Par, Valérie Duponchelle
Lichtenstein, c'est toute l'Amérique qui débarque à Paris. Un artiste hors gabarit que sa disparition brutale, à 73 ans, en 1997, a couronné des lauriers du mythe. Un nouveau drapeau hissé haut, sans vergogne, par le Nouveau Monde. Un vent novateur né de l'après-guerre et de l'inversement des places fortes de l'art, postées de chaque côté de l'Atlantique. Un bouleversement de la peinture pioché dans la culture populaire, mais aussi dans l'histoire de l'art la plus muséale, de Delacroix à Cézanne. Un sens aigu de la communication immédiate par l'image, comme l'illustreWhaam!, son plus célèbre tableau, transformant en 1963 la guerre en BD pour les grands (acheté dès 1966 par la Tate Modern de Londres). Et des formats XXL qui dévorent de leur trame pointillée et de leurs couleurs primaires des cimaises pourtant grandes comme les lofts new-yorkais.
La France est la dernière étape de ce long voyage pop commencé magistralement à l'Art Institute de Chicago (choc visuel dans sa grande salle d'honneur), dédoublé sur deux étages à la National Gallery de Washington, puis déployé dans les grands cubes design de la Tate Modern, à Londres. Au printemps, les fans de pop art ont traversé la Manche sans attendre pour voir cette rétrospective. L'enchaînement luxueux des icônes et la profusion des séries «larger than life» les laissèrent éblouis, peut-être rassasiés. Comment le Centre Pompidou allait-il relever le défi de faire aussi bien, sinon mieux? Fidèle à la France, Beaubourg a laissé son plus grand espace à Simon Hantaï (1922-2008), notre Hongrois méconnu à New York. Ce peintre du pliage est pourtant l'exact contemporain de Lichtenstein, né en 1923, à Manhattan.
Seulement un tiers des tableaux de Londres sont venus à Paris. Et pourtant, quelle exposition! La contrainte fait l'artiste, disait Picasso. Elle fait aussi le commissaire d'exposition, et Camille Morineau, déjà fort inspirée pour le «Panorama» de Gerhard Richter, il y a un an, transforme ce manque en plus. En misant sur des pans souvent dédaignés de son art, la sculpture et la gravure, cette pédagogue transforme le parcours d'une vie en bulle 100 % créative.
En une centaine d'œuvres qui se répondent en un vrai ping-pong formel, elle invite le visiteur dans l'atelier même de Roy Lichtenstein. Dans l'esprit même de cet homme mince, ironique et réservé qui agrandit l'«American way of life» en plans très rapprochés, sortes de litotes en images. Son atelier, le vrai, Roy l'a peint, et les trois énormes formats de sa série des Artist's Studios sont là pour camper son décor mental, ses propres tableaux et ses références à Matisse, sa Danse de 1909 qui incarne en arrière-plan l'éternité de la peinture, ses fruits (des citrons bien jaunes), sa plante verte, sa cruche.
La scénographie est à la fois simple comme un jeu d'enfant (dédale d'alcoves bleu Magenta où se marient sculptures, peintures émaillées sur acier et esquisses sur papier) et sophistiquée comme une historienne de l'art qui a tout lu (Ce que je crée, c'est de la forme, formidable petit livre d'entretiens avec l'artiste souvent inédits). L'accrochage à la fois chronologique et thématique pose bien l'alpha d'une très longue vie d'artiste, éclose avec le pop art, et l'agressivité de l'art commercial et qui dépasse très vite l'âge des icônes (Drowning Girl, 1963, prêt du MoMA, ou Step-On Can with Leg, 1961, star des enchères et prêt de la Fondation Louis Vuitton).
Des objets manufacturés peints en noir et blanc à la relecture des Cathédrales de Monet, desBaigneuses de Picasso aux paysages d'encre de la Chine ancienne, il y a cette recherche incessante de la forme, de l'expérimentation, de la matière à explorer comme au premier jour. L'espace plus confiné du Centre Pompidou oblige à se rapprocher des œuvres. Leur humanité et leur science vous sautent à la figure.
«Roy Lichtenstein», jusqu'au 4 novembre au Centre Pompidou, catalogue (Éd. du Centre Pompidou, 39,90 €) et album (9,90 €). Album de la Tate Modern (Hugo Image, 12,50 €). À voir à la Gagosian Gallery Paris (VIIIe), jusqu'au 12 octobre: «Lichtenstein Expressionism», sur les années 1980 et sa relecture des expressionnistes allemands.
Dorothy, femme rayonnante au-delà des ans.
Vous avez vu les quatre étapes de cette rétrospective, Chicago, Washington, Londres et Paris. Votre sentiment?
Dorothy LICHTENSTEIN. - L'étape parisienne est venue un peu plus tard dans le programme. Beaucoup de prêteurs ne voulaient pas se priver plus longtemps de leurs peintures. Camille (Morineau, la commissaire du Centre Pompidou, NDLR) a eu cette belle idée d'y adjoindre la sculpture et la gravure. À Paris, j'ai été émue de retrouver Roy exactement comme il travaillait, de me sentir comme dans son atelier… Qui n'était pas aussi impeccable que l'espace recréé auCentre Pompidou (rires). Le monde extérieur connaît ses peintures, mais Roy ne cessait de passer d'un tableau à une gravure, d'un dessin à une sculpture. J'aime le sentiment d'intimité, les fenêtres qui s'ouvrent sur des alcôves avec des œuvres regroupées par projets, comme le cadre d'un tableau en relief ou les trois cases d'un strip tiré d'un comic book. Je n'ai jamais vu pareille scénographie, je voudrais en voir plus souvent, elle donne du sens à l'art.
Roy Lichenstein est moins vivant dans les «white boxes», les grands espaces de règle à l'anglo-saxonne?
Oui, et c'est aussi notre intuition. Nous travaillons sur leCatalogue raisonné de Roy avec l'intention de le mettre en ligne. Cette exposition nous conforte dans l'idée de le faire par année, pour mettre en évidence toutes les pistes simultanées de son art.
Était-il un perfectionniste, comme à Londres. Ou un fantaisiste, comme à Paris?
Je dirais que l'exposition de Paris lui ressemble plus. Roy était un homme réservé, même si certaines de ses peintures pouvaient être criardes. Il ne s'ouvrait qu'avec ses amis et gardait toujours une ironie sur le monde. Le héros de la guerre, les femmes tirées des cartoons, il voyait tout cela avec distance, comme un archétype humoristique. Surtout à la fin de la guerre du Vietnam, qu'il jugeait inutile. Il ne partageait pas cette obsession anticommuniste propre à la guerre froide. Il trouvait tout cela absurde. Et l'histoire a démontré, avec la Pologne, la chute du Mur, que le jeu de dominos géopolitiques ne justifiait pas les craintes américaines. C'est la liberté qui a déboulé, pas le communisme!
Quel genre d'artiste était-il?
Il avait une longue carrière derrière lui depuis ses années pop. Il prenait son art au sérieux, mais pas le «hype» qui entoure le monde de l'art. Il était discipliné dans sa pratique quotidienne, Il aimait le jazz et le be-bop, Charlie Parker, Dexter Gordon, John Coltrane. Pour ses 70 ans, je lui ai fait la surprise de lui offrir un saxophone. Il ne lisait pas le solfège mais avait une oreille incroyable qui captait chaque air entendu. Et là, j'ai mesuré sa discipline pour atteindre le but qu'il se fixait.
Était-il proche des autres artistes?
Dans les années 1960, tous les «pop artists» se fréquentaient, allaient aux vernissages des uns et des autres. C'était un petit monde qui ignorait l'argent, qui ne vivait que de liberté.
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