Par Celia María González Rodriguez
Tous les six janvier, le Jour des Rois, l'Afrique renaît à La Havane à travers les chants et les danses qui racontent ses histoires ancestrales, à travers les traditions recréer par leurs fils.
Dès les premières lueurs de l’aube, la ville de San Cristóbal de La Habana conserve la quiétude habituelle des premières heures du matin. À peine quelques esclaves noirs transitent dans les rues principales, ils se sont levés très tôt pour commencer leurs tâches quotidiennes. Mais les portes et les fenêtres de toutes les maisons sont encore fermées ; la ville dort.
Ce calme est seulement rompu avec le tourbillon qu'il y a dans les petites maisons situées près de la muraille où, depuis 1792, par ordre de l’Arrêté du Bon Gouvernement et de la Police, sont les cabildos (assemblées) de nation africaine. Avec la sérénité et le dévouement avec lequel on prépare un cérémonial, les Noirs et les Mulâtres mélangent les couleurs pour ensuite peindre leurs corps ; ils s'habillent avec des vêtements et des parures voyants et exotiques, et, après avoir été autorisés par leurs saints, les initiés de la religion yoruba adaptent les cercles qui tendent les peaux de leurs tambours. La fête afro-cubaine du Jour des Rois est sur le point de commencer.
Un ancien de peau très noire est assis sur un tabouret, étranger aux tâches qui ont lieu autour de lui. Son chapeau et la bande en bandoulière sur sa poitrine usée et malingre, montrant à peine les traces de ce qui a été une fois un organisme sain et robuste, attirent l’attention. Ces parures l'identifient comme le roi du cabildo.
Bien que la tradition lui accorde le droit d'occuper cette charge étant le plus ancien de la nation, sa constitution physique est très éloignée de celle d'un souverain. Cependant, ce jour, son visage fatigué possède un halo de paix et de calme très différent à celui de toute sa vie, marquée par la douleur d'avoir été arraché de ses racines et apporté comme esclave pour besogner sur une terre étrange. Aujourd'hui l’Afrique se reflète sur son visage.
Tous les six janvier, le Jour des Rois, ce continent renaît à La Havane à travers les chants et les danses qui racontent ses histoires ancestrales, à travers les traditions recréer par leurs fils.
Píquiti, pácata, píquiti, pácata !
Píquiti, pácata, píquiti, pácata !
Les premiers roulements de tambour annoncent le début de la célébration.
Les groupes, composés de quatre ou cinq Noirs d'une même nation, avancent dans les différentes ruelles jusqu'à arriver au centre de la ville. La rue Mercaderes, avec ses petits commerces de tissus, de chaussures, de bijoux…, est remplie peu à peu par la procession qui empêche le passage des piétons.
En sortant de l'un de ces commerces, le français est perturbé devant tant de vacarme mais il en comprend rapidement la cause.
- Ce sera impossible d'arriver jusqu'au Lycée – se dit-il à lui-même –. En quelques secondes il trace mentalement le parcours qu'il doit suivre pour arriver jusqu'à la rue O’Reilly, où se trouve le Lycée Artistique et Littéraire.
Il regarde l'heure sur sa montre de gousset – Il est midi, il faut que je me dépêche.
Il avance difficilement parmi les différents cabildos qui, justement à cette heure, se dirigent vers le Palais du Gouvernement, où ils vont tous les ans pour recevoir l'approbation du Capitaine Général et le remercier avec leurs chants et leurs danses.
Au milieu de la foule, il sent qu’on lui touche l'épaule, ce qui le fait réagir avec rapidité. Il sourit en voyant que c’est son ami, le journaliste Aureliano Pérez Zamora.
- À en juger par votre sourire et votre bonne humeur, vous ne paraissez pas être incommodé par cette foule qui a envahi toute la ville – lui dit le français.
- Je ne pouvais pas éviter l’inévitable, mon ami ! - s'exclame-t-il résigné.
- Mais je ne m’habitue pas. En plus de devoir supporter tout ce bruit, ils ne te laissent pas en paix avec leurs réclamations et leurs demandes.
- Pour le Jour des Rois il est nécessaire d'avoir continuellement la bourse ouverte. Pour donner…
Si vous allez au café, si vous vous asseyez sur un banc public, si vous entrez chez un ami ou chez une personne que vous ne connaissez pas, de toute part vous serez entourés par des nègres et des négrillons des deux sexes qui vous demandent avec une importune insistance les étrennes populaires : les étrennes, les étrennes !
- Oui, c'est le mot qui résonne incessamment, aussi bien dans l’isolement des cabinets que sur les places et dans les rues – dit le français.
L’angle des rues Mercaderes et Obrapía est un grand embouteillage. Les différents cabildos entrent tour à tour dans le patio du Palais, et, après avoir offert leur spectacle aux représentants du pouvoir colonial, ils continuent à célébrer leur « jour de liberté » sur les principales places et espaces publics de la ville.
Les différents cabildos qui prennent part aux festivités se réunissent sur la place de San Francisco de Asís. Pour la majorité des passants et des voisins de la Ville qui observent avec un mélange de fascination et de terreur les danses et les chants africains, il s'agit seulement d'une masse monolithique de Noirs qui font les plus extravagantes contorsions, font des sauts, des pirouettes et des pas, au rythme agité des tambours.
Mais la présence des Lucumies, des Mandingues, des Ñáñigos, des Yorubas… qui se regroupent et recréent les traditions de leurs respectifs cabildos de nation, leur font comprendre que ces festivités ont une composition sociale beaucoup plus complexe que ce qu'ils avaient pensé.
Le spectacle est réellement merveilleux : à la tête du cortège la culona danse en mouvant exagérément sa longue jupe de fibre végétale, en poussant des cris qui obtiennent l'effet souhaité : ouvrir le passage à la procession qui avance vers les principales places et espaces publics de la ville. Dans cette persistance elle est accompagnée par d'autres personnages dont les visages sont couverts de masques et portant des vêtements emplumés.
Un jeune homme observe stupéfait comment ils se contorsionnent et comment éclatent les cris de joie. Il fait une moue de répugnance et il bougonne : - Les petits diables !
Derrière se trouve la reine du cabildo, qui marivaude effrontément avec un jeune blanc qui la regarde avec persistance. La jeune fille, une mulâtresse d’une extraordinaire beauté, s’évente avec l'agbebé d'Ochún, la déesse de la sensualité dans le panthéon yoruba, et elle est couronnée d’une tiare de faux diamants et de cristallites qui brillent à la lumière du soleil.
Autour d’elle il y a un groupe de Noirs réalisant des cabrioles compliquées et jouant divers instruments. Le rythme contagieux des tambours africains convoque à la réunion et, aussi, à la subversion.
Au fond marche le porte-drapeau, faisant onduler fièrement l'étendard qui identifie son cabildo. À son côté, un petit diable avec une capuche, qui ressort parmi la multitude à cause de ses énormes échasses, il agite les bras comme s’il allait perdre l'équilibre. Ensuite il fait un virement rapide qui provoque des exclamations et des sursauts chez ceux qui l'observent ; il sourit amusé par la plaisanterie qu'il vient de faire et il continue en agitant les bras au rythme de la musique. Tous sourient et soupirent rassurés.
Depuis les petits palais, les dames de la société observent consternées l'atmosphère de la place. Parfois elles lancent des pièces de monnaies à la foule, qui reçoit les étrennes avec des gestes de joie et de remerciement.
- Pardon, pourriez-vous m’expliquer ce qui se passe ici – demande une touriste à un homme qui danse au rythme de la musique qui résonne sur la Place.
- C'est le cabildo Madame - s'exclame l'homme ému.
- Pardon, qu'avez-vous dit ? – demande-t-elle nouvellement sans avoir bien compris.
L'homme cesse de danser un moment, sèche la sueur qui inonde son visage et, en essayant de régulariser sa respiration agitée, dit plus calmement :
L'homme cesse de danser un moment, sèche la sueur qui inonde son visage et, en essayant de régulariser sa respiration agitée, dit plus calmement :
- C’est la festivité du Cabildo du Jour de Rois, Madame. – Et il ajoute en voyant que la touriste ne comprenait pas ce qu’il venait de dire – C’est une fête que convoque la Maison de l'Afrique chaque 6 janvier, comme une partie de l'Atelier d’Anthropologie Sociale et Culturel Afro-américain.
- Depuis quand font-ils cette célébration ? – demande-t-elle intriguée.
- Ho, il y a de nombreuses années. Elle a commencé sous la colonie, quand les Noirs étaient encore esclaves. Ce jour on les laissait danser et chanter toute la journée et ils ne devaient pas travailler dans les maisons de leurs maîtres. Imaginez-vous, ils étaient des rois pour un jour.
- Ah, oui, c’est vrai. Dans mon pays, la France, j'ai vu une lithographie de Frédéric Miahle, un artiste français, où sont reproduites des scènes très semblables. Ce doit être sa lithographie. N'est-ce pas ?
- Vous avez raison – dit l'homme ému – Miahle est un des plus importants peintres des us et coutumes du XIXe siècle. Les groupes qui se présent ici aujourd'hui, comme Gigantería et Tropazancos, ont pris ces tableaux comme références pour faire leurs costumes et recréer la tradition. Mais venez, prenez part à la célébration avec nous !
Il l’a prend par la main et ils s’unissent à une des comparsas conduites par les zanqueros, qui imitent les géants du XIXe siècle. La procession entre maintenant dans le « Templete » avec les petits diables en tête, réalisant d’impressionnants cabrioles alors qu’ils font trois fois le tour de la ceiba – un arbre, fromager, rappelant la fondation de la ville –.
Rien ne reste du dédain et de l'antipathie des visiteurs et des habitants de la ville pour cette fête. Les Blancs et les Noirs, les Mulâtres et les Indiens, s'intègrent à la procession avec des pas de conga : un, deux, trois (à gauche) ; quatre, cinq, six (à droite).
Les reines du panthéon yoruba représentent ces divinités et la culona, avec un costume pratiquement identique à celui utilisé sous la colonie, adopte maintenant la position de porte-drapeau, un étendard voyant qui identifie son groupe (cuadrilla).
On entend le son des tambours partout. Alors, la toujours ville de San Cristóbal de La Habana voit la quiétude des premières heures du matin s’interrompre et elle se convertit nouvellement en protagoniste d'une fête véritablement populaire : le Jour des Rois.
Cet article possède certaines licences littéraires car il essaye de reconstruire la fête du Jour des Rois d’après la vision de certains de ses protagonistes : les chroniqueurs étrangers du XIXe siècle. (Note de l'auteur)
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